L'Eden retrouvé
Elia Kazan, metteur en scène et réalisateur, s'est éteint sans mettre fin à la polémique de sa vie.
À l'époque, cette région s'appelait encore l'Empire Ottoman. Elia Kazanjoglou, grec d'Anatolie, est né le 7 septembre 1909 à Istanbul, encore appelée Constantinople. Il mourra loin de cet Orient, 94 ans plus tard. En 1913, ses parents émigrent à New York, où son père vendra des tapis. Lui, sous le nom de Kazan, recevra tous les honneurs de son nouveau pays.
Une vingtaine de films (entre 1937 et 1994) le consacrera comme l'un des metteurs en scène du XXème siècle les plus importants d'Hollywood. A partir d'histoires plus grandes que natures (issues de best sellers de grands auteurs le plus souvent), Kazan s'est chargé de décrire et dépeindre cette Amérique qui l'avait accueilli. Il en aimait les essences (sa démocratie) et les contours. America America, en 1963, sera certainement son film le plus personnel, quasiment autobiographique, devenant une oeuvre majeure sur l'immigration. Mélange typique de l'époque entre lyrisme de l'utopie et destins personnels.
D'abord un désir...
En 1947, Kazan s'offre un beau doublé. The Sea of Grass met en couple le duo terrible Spencer Tracy / Katharine Hepburn, dans un film qui met en confrontation la morale bien pensante et l'ivresse de la Nouvelle frontière. Mais la même année, Kazan réalise aussi Gentleman's Agreement (Le Mur invisible). Explorant l'anti-sémitisme, en questionnant l'identité juive, le film, avec Gregory Peck, emporte l'Oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur. Mieux, il sera l'un des succès de l'année, ce qui, à Hollywood, vaut toutes les statuettes.
Il s'intéressera à toutes les facettes de l'Amérique : les noirs (Pinky), le communisme (avec le métaphorique Panic in the streets), la révolution hispanophone (Viva Zapata!), les syndicats, la justice (Boomerang)... Les décors varient de La Nouvelle Orléans au Connecticut.
Cette curiosité s'était déjà avérée visible à travers ses choix de mise en scène à Broadway dans les années 40. Il fut le premier à "monter" Mort d'un commis voyageur de son ami Miller. Mais on lui doit aussi Un Tramway nommé désir (12 nominations aux Oscars). Ce sera la seule pièce qu'il portera aussi à l'écran, en 1951. Kazan, inspiré, sort Vivien Leigh se son image de Scarlett O'Hara, insuffle une réalisation sensuelle, torride et sombre; surtout, il révèle ce qui sera son acteur fétiche : Marlon Brando. Le sex symbol des années 50 ne sera pas le seul à profiter de l'incroyable talent de Kazan à découvrir, filmer et embellir les plus beau acteurs de cette génération : Clift, Dean, Beatty... Il ne faut pas oublier les actrices, de Natalie Wood à Eva Marie-Saint, des femmes magnifiques, de caractère, et désespérément fragiles. Cette direction d'acteur aussi méticuleuse provient sans doute de ses premières années au Group Theater, où il cotoie les Strasberg, à qui l'ont doit certaines des plus célèbres méthodes de jeu.
Ensuite une erreur...
Paradoxalement, 1952 aurait du signer sa fin. Ce ne sera que le début. Cette année-là, Kazan, ancien membre du Parti Communiste (de 1934 à 1936), fait deux témoignages devant la "House UnAmerican Activities Committee", chargée de lister les citoyens américains ayant de près ou de loin des idéaux politiques communistes. Kazan, depuis 1936, n'a jamais caché son dégoût pour le Communisme. Son premier témoignage ne mentionne aucune délation. Mais, sous la pression du Président de la Fox, Spyros P. Skouras, il se résolu à balancer quelques amis. Skouras lui avait mis le couteau sous la gorge en le menaçant de ne plus jamais pouvoir travailler à Hollywood. Kazan s'est exécuté en "blacklistant" des amis comme Paula et Lee Strasberg ou encore John Garfield. Certains penseront même avoir été dénoncé par lui, comme son ancien ami, le dramaturge Arthur Miller. Ce dilemme conduira Kazan à s'isoler de ses pairs, et à se "blacklister" lui-même.
Enfin, les Quais...
Paradoxalement, c'est après ce mauvais épisode qu'il filmera quelques unes de ses plus belles oeuvres. En 1954, il retrouve Brando dans une histoire très prolétaire avec On the Waterfront (Sur les Quais), à l'esthétique sublime, encore copiée, et quasiment son chef d'oeuvre. 12 nominations aux Oscars, et des statuettes pour l'acteur (Brando, starisé), l'actrice, le réalisateur (l'un des rares à en avoir deux), et le producteur. Le film rapportera une fortune à Kazan (100 000 $ et 25 % des recettes).
Non content d'avoir mis Brando au firmament, il va lancer James Dean, avec East of Eden (A l'Est d'Eden), d'après Steinbeck. Portrait d'une jeunesse désemparée, d'une génération déboussolée, il anticipe la révolution culturelle des années 60 et rend Jimmy cultissime. Dans A face in the crowd (Un homme dans la foule) (1957) met en perspective la frénésie des médias (déjà) dans un milieu showbiz et politique étrangement incestueux. Kazan est l'un de ceux qui aura le mieux compris les contradictions de l'Amérique, ses démons intérieurs comme son énergie vitale. Les films ambitieux, audacieux même, étaient possibles, car la renaissance post- seconde guerre mondiale (art, littérature, musique, théâtre, cinéma) se sont trouvés et ont fusionné : Kazan a travaillé à partir de textes signés des plus grands auteurs. Il choisissait des histoires complexes, ambiguës, aux préoccupations sociales et politiques, humainement tragiques. À son image. Ses films parlent de trahisons mais aussi de compromissions. Comme une tâhce indéliébile, qu'Hollywood saura lui rappeler.
Petit arrangement avec le mort
Pourtant, le 7ème Art lui doit beaucoup. Il savait qu'un beau couple de cinéma, dans des paysages infinis, pouvait former un grand moment de cinéma. Dans Splendor in the Grass, il met en scène le premier "french kiss" de l'histoire hollywoodienne, entre Warren Beatty et Natalie Wood. Après cela, il tournera moins. The Arrangement, qui réunit Kirk Douglas, Deborah Kerr et Faye Dunaway, The Visitors, qui traite du Vietnam, et The Last Tycoon (Le dernier nabab) complètent sa filmographie. Nous sommes en 1976. Ce Nabab rassemble un roman de Fitzgerald, des acteurs comme De Niro, Nicholson, Moreau, Mitchum, Curtis... Mais le cinéaste a perdu sa touche. Sa sensibilité tend à disparaïtre. le cinéma, et le monde aussi, a changé.
Grec de sang, Turc de naissance, Américain de passeport. Il était finalement universel. On oubliera la controverse pour revoir ses films et nous laisser happer par cette magistrale leçon de cinéma.
Vincy / 29.09.03