Festival de la Rochelle, chapitre 1 : Héroïque !

Posté par Martin, le 1 juillet 2008, dans Festivals, Films.

larochelle_affiche2008.jpgAu festival de La Rochelle, se créent parfois des raccords inattendus de film en film, comme des correspondances secrètes entre les cinéastes. Ainsi Amère victoire de Nicholas Ray était suivi de Fitzcarraldo de Werner Herzog. Ils réfléchissaient tous les deux une vision du héros sortant des chemins battus. Deux époques, deux pays et deux morales, pour une conception du héros opposée mais tout aussi mythologique.

Dans Amère victoire, Johnny Leith (Richard Burton) a tout pour être le parfait héros de guerre. On est en 1943 dans le désert de Libye où il doit récupérer avec un bataillon des documents nazis. Cela débute mal pour lui : il est sous les ordres de Commandant Brand dont il a connu – et aimé – la femme quelques années plus tôt. Un héros qui n’a pas su profiter de l’amour ? Lors de la mission, Brand reste figé l’arme à la main, n’arrivant pas à se jeter sur l’ennemi, c’est Leith qui plonge. Mais plutôt que de jouer la fierté silencieuse, il avoue immédiatement qu’il a eu peur… Cet aveu, c’est celui de tous les grands personnages masculins de Nicholas Ray : les hommes sont fragiles et ne prennent même plus la peine de le cacher. C’est comme si Leith avait conscience qu’il n’y avait plus d’héroïsme possible si ce n’est dans le renoncement. Sa mélancolie contamine tout le récit puisque même l’orgueilleux Brand accroche à la fin sa glorieuse – mais ô combien amère – médaille sur la poitrine d’un pantin d’entraînement. Et c’est ainsi que le héros est mort.

Fitzcarraldo, à l’inverse, serait l’histoire d’une résurrection. Leith est définitivement ailleurs, mais il reste tout de même une pierre dans l’armée. Brian Sweeney Fitzgerald n’appartient plus à rien. Il est seul au milieu des banquiers et apprend à diriger sa propre troupe composée d’Indiens trouvés en chemin. Personne ne croit en lui et pour cause, il est complètement illuminé : porté par un vrai grand rêve de grandeur, il veut faire construire un opéra au milieu de la forêt amazonienne. Le personnage de Klaus Kinski commence par se réinventer un nom de héros d’opéra, Fitzcarraldo, et pourrait d’ailleurs sortir d’un opéra wagnérien. C’est un héros romantique comme il n’en existe plus, ce que semble indiquer la durée du film, celle d’une épopée (2 h 37). Il en a l’énergie solaire ; une force mystérieuse le pousse à avancer et à conquérir tout paysage qui s’offre à lui : remonter le fleuve furieux, traverser la terre même en bateau… C’est absolument impossible, et pourtant il le fait. Dès la première scène, Fitzcarraldo entre dans un opéra après avoir ramé pendant deux jours. Pour qu’on le laisse entrer, en retard, sans billet, il montre ses mains meurtries : c’est la prouesse physique qui lui ouvre les portes, toutes les portes. L’avancée du héros herzogien est filmée comme une montée au ciel : il contemple son œuvre de la cime d’un arbre. Au milieu de la forêt amazonienne, il est vêtu de blanc, cheveux au vent couleur soleil, avec ce regard fou que seul peut avoir Klaus Kinski : voilà le portrait du héros, puissant de sa seule volonté.

La volonté. C’est peut-être ce qui manque aux personnages de Ray, ce qui les pousse irrémédiablement vers un échec consenti, mieux : souhaité. Dès son titre, le film de Nicholas Ray ne croit plus en l’action. Bien avant de se faire empoisonner par un scorpion, Leith, un Richard Burton aux yeux tristes à l’exact opposé de Kinski, est contaminé par une mélancolie qui l’empêche de croire au possible... Ne dit-il pas à Brand qu’il aimerait mourir ? Si bien que le crime de Brand (il le voit se faire piquer sans réagir) n’en est plus vraiment un, ou plutôt : c’est aussi un don. Leith est comme mort depuis toujours d’une trop grande conscience du monde. Dès lors, il lui est impossible de revenir en arrière… Car si Fitzcarraldo avance, croit si fort en l’action, Leith s’oublie dans une contemplation morbide. Il y a en fait deux retours dans Amère victoire. La première fois, Leith retrouve la femme qu’il a aimée dans la ville arabe ; mais on ne retrouve jamais ce qu’on a perdu ("We can’t go home again" dit le titre d’un autre film de Ray). La seconde fois, il ne reviendra plus, préférant littéralement s’engouffrer dans le sable, et c’est Brand qui revient à sa place, apprenant à ses dépens le poids de la perte. Il y a du Ulysse dans ce personnage qui a peur de revenir sur les lieux où une femme l’attend ; il y a du Ulysse dans tous les personnages de Nicholas Ray. La conscience du désert, Leith l’avait avant même de l’avoir vécue. Il a vu. Il sait. Si bien qu’il y a peu d’enjeu au film, si ce n’est, le plus important de tous, montrer la mort au travail.

Ce que Nicholas Ray filme des hommes, ce sont leurs ombres : des silhouettes fines dans le désert infini ; des hommes allongés, en attente qu’il se passe quelque chose sans se rendre compte qu’ils s’habituent un peu trop à leur position de mort… Le noir et blanc d’Amère victoire divise le monde en deux, mais bientôt, une tempête de sable les recouvre de gris, leur laissant le goût du néant à la bouche. Ce que filme Werner Herzog, c’est le dernier homme qui croit, mais qui, pour cela, est obligé de réinventer une civilisation au milieu du néant : l’endroit de la création que Dieu n’a pas fini mais sur lequel il reviendra achever son travail un jour peut-être, comme le dit le carton du début du film… Fitzcarraldo se fait donc Dieu pour faire exister le récit héroïque d’une nouvelle création. En blanc sur fond vert d’Amazonie, il est seul. Comme Herzog. Car le film est aussi le récit de son tournage impossible, maintes fois arrêté et repris ; Herzog est aussi un Fitzcarraldo voulant faire son film-opéra au milieu de la jungle contre les financiers et la Nature. Il est aussi à sa manière un héros wagnérien. De même, Leith est un autoportrait de Nicholas Ray qui n’arrive pas davantage à se fondre dans le système (l’armée / Hollywood) et préfère rester dans le désert, plutôt que de rentrer victorieux. Il est aussi un Ulysse. Ce n’est pas la moindre des qualités des deux films que de sublimer l’autoportrait par le mythe – et le mythe par l’autoportrait.

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