La Rochelle 2012 : Raoul Walsh, cinéaste de la virilité

Posté par Martin, le 9 juillet 2012, dans Critiques, Festivals, Films, Personnalités, célébrités, stars.

Auteur de près de 120 films de 1915 à 1968, Raoul Walsh fait partie de ces réalisateurs américains qui sont passés du muet au parlant, de studio en studio, de genre en genre, tout en travaillant des motifs très personnels. Souvent comparé à John Ford – avec qui il a notamment en commun d’être borgne – Raoul Walsh donne libre court à ses obsessions propres loin de l’humanisme fordien. Ce qui l’intéresse plus que tout, c’est de montrer la constitution ou la dissolution d’un groupe d’hommes : comment un homme infiltre un monde dans lequel il n’est pas né. La femme reste ainsi désespérément au second plan dans ce un monde viril ; ce n’est pas un hasard si les genres de prédilection du cinéaste sont le film noir, le western – où les rôles féminins sont très codifiés – ainsi que le film de guerre – dont elle est souvent exclue. La femme est objet d’une rivalité plus que sujet véritable, personnage secondaire plus que principal. Misogyne, le cinéma de Raoul Walsh ? Réponses en cinq chapitres et huit films.

La femme est le pantin : Au Service de la gloire (What price glory, 1926)

Si le trio amoureux est un lieu commun, il prend chez Walsh un tour inédit. Dans Au Service de la gloire, le Capitaine Flagg (Victor McLaglen) et le Sergent Quirt (Edmund Lowe) se battent pour une prostituée, puis se retrouvent à courtiser une seconde femme, la même, avant d’en séduire une troisième, Chamaine (Dolorès Del Rio), dans un petit village français en 1917. Il y a là, plus qu’une question de goût commun, un transfert entre les deux hommes. Les femmes font le lien entre eux. Les deux hommes échangent d’ailleurs aussi leur poste dans le village du Nord de la France. Quand le Capitaine Flagg revient des tranchées et s’aperçoit que Quirt a gagné du terrain dans la conquête de Chamaine (les sous-entendus sexuels ne laissent pas de doute sur la réussite de cette conquête, pour chacun d’entre eux), il profite de la fureur du père de la jeune fille pour organiser le mariage de Quirt et de Chamaine. Heureux paradoxe : pousser la femme qu’il désire dans les bras de l’autre pour devenir non pas un mari trompé, mais l’amant d’une part, et rester libre d’autre part. Epouser Chamaine est tout autant une punition pour le Sergent, qui semble croire perdre en virilité s’il l’épouse : le statut de mari est une nette chute par rapport à celui de combattant. Les sirènes de la guerre l’appellent cependant à temps pour lui éviter l’emprisonnement du mariage. Il y a en réalité deux films dans ce chef d’œuvre précoce de Walsh : la légèreté de la comédie du trio amoureux s’oppose à la gravité de grandioses scènes dans les tranchées. Les plans les plus beaux sont aussi les plus émouvants. Sans surprise, ce sont ceux représentant les hommes entre eux, véritable lieu du lyrisme : dans une cave devenue tombeau, un très jeune soldat fils à maman meurt dans les bras de Flagg ; la lumière religieuse qui tombe sur le corps, les gros plans qui lient les deux visages touchent au sublime, et un soldat apparaît à la porte criant l’horreur de la guerre – dans un carton tel un manifeste puisque le film est muet : qu’ont-il cherché tous ces hommes à s’entretuer ainsi ? La gloire en valait-elle le prix ? Ne valait-il pas mieux en poursuivre la version légère – se battre pour une femme ? Pourtant, ce message pacifiste ne sera pas entendu par le Capitaine et le Sergent. S’ils délaissent la femme, ce n’est pas par homosexualité latente, c’est qu’ils ne sont rien de moins qu’épris de leur propre mort érigée en héroïsme.

Une femme pas si dangereuse : L’entraineuse fatale (Manpower, 1941)

Il n’y a pas de « femme fatale » à proprement parler dans le cinéma de Raoul Walsh. C’est l’amitié entre les hommes qui leur est fatale. Le titre français de Manpower est un contre-sens : l’entraîneuse, Fay, a beau être interprétée par Marlène Dietrich, elle ne peut rien face à ce pouvoir qui lie Hank (Edward Robinson) et Johnny (George Raft). Fay sort de prison, épouse le gentil Hank, mais aime en secret Johnny qui se méfie d’elle et refuse de céder à ses avances. Les scènes entre hommes ont cette fois lieu non dans les tranchées, mais sur un autre terrain dangereux : ils réparent les lignes à haute tension. C’est là que la passion se joue pour les hommes, alors que les bars où ils rencontrent des filles ne sont que l’occasion de dépenser un peu d’argent. Mais Fay / Marlène Dietrich n’est pas un personnage anodin dans le cinéma de Walsh – ni dans le cinéma américain tout court : c’est une femme qui désire. Dans une très belle tirade, Fay dit son amour à Johnny ; son désir électrique est patent dans le rapide baiser qu’elle vole à Johnny. Mais celui-ci, falot, ne veut pas trahir son meilleur ami et ramène la jeune femme dans les bras de son mari au moment où elle est en train de partir. Le passage d’un homme à l’autre se joue une nouvelle fois par le prisme de la femme, et les fils électriques qui cassent et que les personnages réparent font office de métaphore : c’est bien leur lien qui donne sa tension au récit.

La maman et la putain : L’Enfer est à lui (White heat, 1949)

On voit bien comment se constitue l’idée de groupe. D’un côté, les hommes en grappe : les travailleurs de Manpower, les malfrats de L’Enfer est à lui, ou la fratrie au centre de nombre de films de Walsh (La Vallée de la peur, They drive by night, Gentleman Jim, Les Implacables, etc.). De l’autre, la femme isolée, élément perturbateur et réduite à un rôle archétypal. Dans un de ses plus beaux films noirs, Walsh oppose deux femmes : la femme vénale équivalent de la prostituée (Virginia Mayo, habituée de ce genre de rôle) et la mère (Margaret Wycherly). Il suffit que Cody Jarrett (James Cagney) aille en prison pour que la première, Verna, tombe dans les bras du nouveau chef de bande. Mais quand Cody sort de prison, il n’est pas jaloux et s’intéresse davantage au petit nouveau qui lui sauve la vie et dont il veut faire son associé – et qui est en fait un policier infiltré.

La seule femme qui compte à ses yeux dans L’Enfer est à lui, c’est sa mère, « Ma ». C’est elle qui compte l’argent, donne les conseils à son fils, voit et comprend avant tout le monde, sème la police quand elle est suivie et se fait tuer dans le dos, comme un vrai héros viril trahi… La scène de douleur qui suit la nouvelle de la mort de sa mère pour Cody est sans commune mesure avec la faible gifle qu’il donne à l’infidèle Verna. La femme existe en tant qu’elle élève un petit mâle. Verna n’est pas mère ; elle est donc rejetée par les hommes – jusqu’aux policiers qui refusent son aide à la fin. La scène où « Ma » se fait suivre est révélatrice : c’est qu’elle est allée acheter des fraises au marché pour son fils. Cette dimension nourricière n’est pas anodine tant elle est constante dans les films de Walsh. Dans Au service de la gloire, Chamaine réconcilie les deux rivaux en leur donnant à manger : ils dévorent goulument des cuisses de poulet de chaque côté d’une table au bout de laquelle elle trône. De même, dans Manpower, Fay, le premier jour de son mariage, joue la parfaite épouse et cuisine des gâteaux que Hank s’empresse d’amener à ses collègues pour leur montrer comme elle est bien, cette femme qui cuisine ; plus tard, Fay prépare les petits déjeuners pour Hank et Johnny – et il fallait oser imaginer Dietrich dans son petit tablier servir des œufs à table. Cette idée géniale de prendre les actrices les plus sensuelles pour les transformer en mères ne manque pas d’ironie. La femme sert et observe, mais elle est laissée sur le côté, au bord de la scène des hommes. Il y a quelque chose de shakespearien dans cette représentation des hommes en bande : les hommes se battent par clan comme les personnages de Roméo et Juliette, sauf qu’ici ce sont plutôt les policiers et les voleurs, et des malfrats entre eux qui s’affrontent, et non deux familles ennemies – ce qui est le cas cependant dans La Vallée de la peur.

Quand les femmes assistent au combat : Gentleman Jim (1942), Les Implacables (The Tall Men, 1955) et La Charge de la 8ème brigade (A Distant Trumpet, 1964)

Que faut-il pour qu’une femme devienne un personnage à part entière dans les films de Walsh ? C’est bien simple, il faut qu’elle se batte. Dans Les Implacables (photo), quand Nella (Jane Russell) frappe Ben Allison (Clark Gable), elle gagne en existence et devient un enjeu du récit. Quand le pauvre James Corbett (Errol Flynn), dans Gentleman Jim, essaie d’embrasser la riche Victoria (Alexis Smith), il reçoit une gifle qui fait que la jeune femme qui était jusqu’alors guide dans son monde huppé gagne en présence. Grâce à elle, il peut entrer dans un monde auquel sa classe ne le destinait pas. Grâce à lui, elle peut entrer dans le monde des hommes : il la fait descendre dans la salle de sport du club interdite aux femmes. Plus tard, elle est spectatrice du premier rang quand il combat ; elle est même plus que cela puisque c’est elle qui donne en secret l’argent nécessaire à son match. Les hommes et les femmes chez Walsh ne se battent pas avec les poings, mais avec les mots : il y a quelque chose de la « screwball comedy » dans ses films dont les dialogues sont écrits comme une suite de plaisanteries et de piques. Mais à sa manière, métaphoriquement, Victoria monte sur le ring ; elle espère même que l’homme qu’elle ne veut pas s’avouer aimer dérouille. Drôle de façon d’aimer, qui dit beaucoup pourtant du sens du combat pour le cinéaste : on ne peut frapper que celui qu’on aime. Quand Jim remporte le titre face à un champion, ce dernier vient lui donner sa ceinture dans une scène d’une grande émotion : dans un salon chic, la brute tend son trophée et le silence autour se fait. Pour la première fois, Jim perd sa désinvolture et dit son admiration à quelqu’un. Quand la femme perd sa féminité affectée, elle devient l’équivalent d’un homme : à la fin, Victoria s’approche de Jim dans un jardin et se comporte avec lui comme il s’est comporté avec elle plus tôt, sans plus d’affectation – en homme.

Dans Les Implacables, Nella donne le mode d’emploi de toutes les héroïnes walshiennes. Fille de la ferme, elle aspire à s’installer en ville, mais tous ses efforts (corset, coiffure, manières) ne font que la rendre insupportable aux yeux de Ben qui la préfère gouailleuse, naturelle, et la rêve en bonne épouse dans son ranch boueux. On voit bien comment Nella contrairement aux autres personnages féminins a le droit d’être sur le terrain même des hommes : elle fait partie du convoi qui va vers le Montana. Au voyage physique, se double un trajet psychologique et social pour elle : être dans la boue avec un homme, il n’y a que ça de vrai, semble-t-elle dire à la fin. Garçon manqué, Nella remplace le frère de Ben dans le récit, tué par les indiens, et devient un vrai personnage.

Cette opposition entre la femme artificielle et la femme les pieds sur terre est féconde dans les films de Walsh, jusque dans son dernier film La Charge de la 8e brigade : le Lieutenant Hazard (Troy Donahue) est promis à une Précieuse qui ne supporte pas la vie dans un fort en plein désert, alors que la belle Kitty (Suzanne Pleshette) se dit « mariée à l’armée » et y trouve très bien ses marques. Même le Général, vieux garçon, oncle de la première, conseille à Hazard de ne pas s’emprisonner dans un mariage avec sa nièce. Autant dire qu’entre les deux femmes, le choix est vite fait. La femme qui intéresse Walsh est celle qui peut entrer dans le cercle – le ring de Gentleman Jim, les remparts du fort de la Charge de la 8ème brigade. Le rapport entre hommes et femmes est donc avant tout une question d’espace.

Horizontalité des femmes, verticalité des hommes : La Grande Evasion (High Sierra, 1941) et Une femme dangereuse (They Drive by Night, 1940)

L’ascension des corps des personnages est aussi une question sociale. Peut-être parce que le cinéaste est fils d’un homme qui s’est considérablement enrichi, il a une conscience vive des rapports de classe et des passages des limites. Le Joe de They drive by night devient patron – grâce à une femme –, Jim devient gentleman en se battant sur le ring comme en séduisant une riche héritière, le Hank de Manpower ne fait sa demande en mariage que quand il est devenu patron. Il faut donc que l’homme se soit élevé (socialement) pour avoir droit à une épouse. Mais cette quête des hauteurs ne s’arrête pas là. Dans L’Enfer est à lui, la mère de Cody ne cesse de lui dire qu’il faut « aller plus haut. » Il la suit au pied de la lettre puisque, essayant d’échapper aux policiers, il monte sur un pylône pour une dernière scène d’action magnifique : un homme doit essayer d’atteindre le ciel, rien de moins. L’orgueil d’être un Dieu peut se lire très concrètement dans Manpower où, là aussi, les hommes montent sur des pylônes pour réparer la lumière. Dans une des plus belles scènes du film, Hank, jaloux, essaie de faire chuter Johnny sous la pluie et les éclairs. Ce n’est pas innocent que Hank ne puisse plus monter après une chute : il y a là une castration qui est aussi visible dans les films de guerre (le Sergent d’Au Service de la gloire ne pouvant aller au combat après une blessure) ou dans les nombreux handicaps des personnages des films noirs. Symboliquement, c’est le même acteur, Humphrey Bogart, qui perd un bras dans They drive by night (ce qui oblige son personnage, Paul, à cesser de conduire, son métier) et qui paie l’opération d’une jeune fille souffrant d’un pied-bot dans High sierra. Mais cette perte et ce retour de puissance ne donnent pas toujours ce que l’on attend : parce qu’il est obligé de rester à la maison, Paul devient père – donc puissant – dans le premier film, alors que la jeune fille de High sierra est une ingrate qui préfère à Roy Earle un homme lâche – impuissant à se battre contre lui. Une fois guérie, elle se met d’ailleurs à danser – verticalité – alors que Roy, lui, ne rêve que d’horizontalité – la haute sierra du titre. La fin du film est parlante : Roy est obligé de fuir, montant toujours plus haut – exactement comme le Cody de L’Enfer est à lui ; d’en bas le regardent la police, les badauds et l’autre femme du film, celle qui est vraiment amoureuse, Marie (Ida Lupino). Ce personnage magnifique est, comme les autres personnages féminins, laissé au bord, mais c’est justement son histoire : une femme au passé mystérieux, sans doute un peu prostituée, rencontrée alors que deux jeunes hommes se battent pour elle et qui, même auprès de Roy, passe après la gentille fille au pied-bot. C’est la tragédie d’un personnage secondaire qui sait qu’elle est seconde et qui lutte pour s’accrocher jusqu’au bout au malfrat / héros. Quand elle apprend que Roy est en fuite sur la sierra, elle descend du bus qui pourrait lui offrir une vie nouvelle et passe le ruban tendu par la police, une ligne que rarement femme passe dans un film de Walsh.

Il n’est pas étonnant que ce soit la même actrice atypique, Ida Lupino, qui prenne aussi des galons dans They drive by night. La « femme dangereuse » du curieux titre français, c’est elle ; elle n’apparaît pourtant qu’à la moitié du récit. C’est que They drive by night est un film noir d’une rare audace. Une première partie décrit de façon précise, quasi documentaire, le monde des routiers la nuit à travers le parcours de deux frères, Paul et Joe Fabrini (Humphrey Bogart et George Raft). Une seconde se concentre sur le meurtre du patron des deux frères par sa femme, amoureuse de Joe. C’est donc Lana Olsen / Ida Lupino qui tire les ficelles de la seconde partie. Ce basculement se joue encore une fois sur un jeu d’opposition : à la fin de la première partie, Paul retourne à la maison auprès de sa femme, et Joe a rencontré sur la route une serveuse qu’il veut épouser. C’est un retour à l’ordre. Lana est le grain de sel dans ce rouage trop parfait. Comme Marie dans High sierra, elle passe une limite que les femmes walshiennes ne passent habituellement pas. Elle tue son mari profitant qu’il soit ivre mort en l’enfermant dans son garage le moteur allumé : elle passe la ligne invisible pour fermer la porte automatique. Ce moment de grand suspense est aussi une scène de tragédie. Il y a du Lady Macbeth chez Lana. A sa manière, c’est la femme qui s’élève, pour une fois. Dans ce film, les hommes tombent à la verticale – deux camions chutent dans un ravin – alors qu’elle monte dans ses rêves de folie et de grandeur. Car c’est bien cela qui passionne Walsh : le passage à la folie. Entre le Cody de L’Enfer est à lui et la Lana de They drive by night, il y a plus d’un point commun. Le cinéaste dépasse ainsi une misogynie prégnante : si la folie des femmes peut être aussi forte que celle des hommes, c’est donc bien qu’elles sont tout aussi intéressantes.

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