La Rochelle 2012 : Teuvo Tulio, le mélodrame finlandais

Posté par Martin, le 7 juillet 2012

« Ne vous en faites pas, ce n’est que la vie. »

« J’ai voulu me libérer de moi-même mais je suis plus faible que mon destin. »

(Dans C’est ainsi que tu me voulais)

A l’honneur au Festival de La Rochelle cette année, Teuvo Tulio est un cinéaste méconnu, mais remarquable, qui, de 1936 à 1972, aura réalisé 13 films, tous des mélodrames. Selon la légende, Theodor Tugai, d’origine lettone, est né dans un train qui menait sa mère à Saint-Pétersbourg. Il passe son enfance à la campagne avec ses grands-parents et, à 10 ans, rejoint sa mère à Helsinki, mais ce n’est que lorsqu’il commence à réaliser des films qu’il prend le nom de Teuvo Tulio – pour faire plus Finlandais. Son histoire familiale est en soi un mélodrame fait d’exil, de père inconnu et de mère absente. Peu étonnant qu’il y puise la matière d’une œuvre qui magnifie la femme et décrive avec lyrisme les tourments de la vie en Finlande.

Si ses premiers films – les trois premiers sont perdus – se déroulent entièrement à la campagne, à partir de 1944 et de C’est ainsi que tu me voulais, Tulio tisse une même intrigue très simple : une jeune fille heureuse à la campagne rencontre un homme qui l’emmène à la ville et cause sa perte. La campagne devient un paradis idyllique, magnifié par la caméra. Le Chant de la fleur écarlate (1938) multiplie les images sur la rivière, lieu où se joue un beau morceau de bravoure quand le personnage principal, Olavi, flotteur sur bois, marche sur l’eau de tronc en tronc avant de descendre les rapides sur une branche. La nature est aussi le lieu d’une sensualité audacieuse : Olavi fait se déshabiller la jeune femme qu’il aime pour qu’elle traverse le fleuve sans mouiller ses vêtements puis il fait de même ; à travers les branchages, les corps des personnages se cherchent et se trouvent – nombre de films de Tulio ont d’ailleurs subi des coupes de la censure. La nature foisonnante permet aussi des rituels. Dans une sorte de danse, des jeunes gens courent pour attraper des jeunes filles, et Olavi, séduit par le regard de l’une d’entre elles, l’entraîne en dehors du groupe dans une nature sauvage. Séducteur, le personnage trouve ainsi avec chaque nouvelle femme rencontrée et séduite un nouvel espace, un nouvel élément naturel : l’amour entre les arbres succède à l’amour dans les foins et précède l’amour au bord de la rivière. L’instinct libertin de l’homme est inséparable d’un paysage qui le dépasse. Dans La Croix de l’amour (1946), c’est sur une île que commence l’histoire : les vagues heurtent le phare comme pour dire l’éternelle recommencement de la passion de l’héroïne. Et dans Le Rêve de la hutte bergère (1940), c’est une brebis égarée qui fait office de métaphore. Le moment où la pure héroïne risque sa vie en descendant une falaise pour la retrouver impressionne tant par son suspense que par sa poésie.

Cette nature semble indifférente aux malheurs humains, regardant de loin des hommes perdre des femmes. Car c’est avant tout un parcours moral et religieux que livrent les films de Tulio. Olavi, dans Le Chant de la fleur écarlate, n’est pas mauvais en soi, mais commet une faute en promettant le mariage à plusieurs femmes, faute dont il ne comprend la terrible portée que quand l’une d’entre elles revient vers lui et dit : « C’est ainsi que tu me voulais », titre d’un des films suivants. La phrase est sans ambigüité : le désir de l’homme transforme les femmes en prostituées. Dans les films suivants, les personnages masculins ne seront plus des inconscients mais des êtres sombres, jouissant de la déchéance qu’ils provoquent. Ce désir de l’homme s’inscrit dans une histoire contemporaine ; le regard sur l’époque est sans concession et l’œuvre s’assombrit après la guerre. Dans un de ses derniers films, Tulio montre comment l’alcool devient un véritable poison social : Tu es entré dans mon sang (1956) raconte la déchéance d’une femme qui sombre dans les bras du mauvais homme, mais c’est surtout dans ceux de l’alcool qu’elle se perd. Il faut voir la scène où l’incroyable Regina Linnanheimo (actrice de nombreux films de Tulio) parle à son verre dans un champ contrechamp d’une terrible cruauté.

Si chacun des films suit la même trame vers une possible rédemption – pas toujours effective –, la religion prend une place autant narrative que visuelle dans l’œuvre. En effet, Le Rêve de la hutte bergère s’achève sur des retrouvailles dans une église, et la fameuse Croix de l’amour n’est autre qu’un tableau représentant l’héroïne crucifiée. Dans C’est ainsi que tu me voulais, l’héroïne est trahie par son amant qui nie devant son père avoir passé la nuit avec elle : c’est la trahison du Christ par Pierre qui est rejouée ici. Visuellement, le cinéaste transcende cette religiosité, puisant dans une iconographie orthodoxe ; l’influence du cinéma soviétique est patente – on pense parfois à Eisenstein devant des contreplongées sublimant les corps devant un ciel. Si le corps masculin est idéalisé, c’est le visage de la femme d’où naît la lumière. Le jeu des ombres très marquées fait peu à peu disparaître l’arrière-fond pour que dans La Croix de l’amour, l’héroïne se retrouve seule se prostituant devant un bateau de pacotille. Elle n’est plus alors qu’un pur visage devant du noir, ou plutôt ce qu’il en reste – l’ombre dévorant ses yeux, elle n’est plus qu’une bouche difforme qui dit à une jeune fille de fuir. L’abstraction remplace la nature ; ne reste plus que le masque d’actrices qui crient leur artifice avec leur maquillage outrancier.

Si les trouvailles visuelles sont omniprésentes, les images sont toujours liées à la musique. Comme chez Eisenstein là encore, le montage est fonction de la musique, un poème symphonique qui semble entrainer les héroïnes dans leur chute. Les génériques de début et de fin, composés d’un long noir et de musique, encadrent le film comme l’ouverture et le final d’un opéra. C’est d’ailleurs le sens du mot « mélodrame » (drame musical) dont Tulio sublime les codes : passions exacerbées, déchéance, prostitution, enfant abandonné, héroïne injustement emprisonnée, personnage aveugle (Le sang sans repos, 1946)… A voir ces films, on comprend ce que le cinéma du plus grand cinéaste finlandais d’aujourd’hui doit à ce cinéaste : place centrale de la musique, jeu sur la lumière, inscription dans un social mis à distance, héroïnes courageuses, rôle de l’alcool, personnages secondaires, coiffures des actrices et moustaches des acteurs… Oui, on pense beaucoup à Kaurismaki : son film muet, Juha (1999), magnifie tout autant la nature que les films de Tulio – la scène d’amour a lieu au bord d’une rivière – tandis que La Fille aux allumettes (1990) sur la déchéance d’une femme en milieu urbain est quasiment un remake de deux films de Tulio. Mais Kaurismaki réécrit le mélodrame en le mettant à distance par l’humour et l’ironie, là où Tulio, près de 60 ans plus tôt, dépasse le genre en l’exacerbant. Il faut voir le héros du Rêve de la hutte bergère porter une jeune fille qui fait couler le pot de lait qu’elle tient à la main ; la caméra descend sur la tache de lait que vient lécher une brebis ; le plan d’après montre un nuage, faisant transition sur l’idée du blanc ; entretemps, la jeune fille aura perdu sa virginité. En poussant le lieu commun dans ses retranchements, Tulio invente une émotion esthétique unique et donne à chaque image la beauté d’une première fois.