[2019 dans le rétro] Les 50 films qu’il fallait voir en 2019 (5/5)

Posté par redaction, le 30 décembre 2019

La vie invisible d’Euridice Gusmao de Karim Aïnouz

Du Brésil, il y a eu ce mélodrame romanesque superbe, primé à Un certain regard à Cannes. L'histoire de deux sœurs que le destin sépare. L'une conservera son rang, dans la bourgeoisie, tout en poursuivant un rêve de plus en plus inaccessible. L'autre sera reniée, et devra se refaire une famille, déclassée parmi les pauvres. Ce tableau du Brésil des années 1950 est aussi un magnifique portrait de femmes mais surtout une belle esquisse à la condition de la femme dans un pays sexiste et machiste. On en ressort bouleversé.

Only You de Harry Wootliff

La plupart des films romantiques se focalisent sur la rencontre ou sur la séparation. Plus rares sont ceux qui se polarisent sur l'entre deux. L’anglaise Harry Wootliff signe la plus émouvante histoire d’amour de l’année à propos des aléas qui fragilisent un couple qui cherche à se construire. Only You se développe d'abord comme une tendre comédie romantique autour d'une différence d'âge (la femme a presque 10 ans de plus que l’homme), puis il évolue vers len drame intime, avec un désir d'enfant qui ne peut être comblé, tout cela avec en plus les influences de leur entourage... Présenté aux Festival de Dinard et de Cabourg, il a été doublement recompense aux British Independent Film Awards. Le film vibre d’autant plus fort qu’il réunit Laia Costa et Josh O'Connor, définitivement parmi les grands de sa génération.

The Lighthouse de Robert Eggers

On savait le réalisateur de The Witch talentueux mais rien ne nous préparait à la claque que fût son second long-métrage. Centré sur les péripéties de deux gardiens de phare coincés sur une île des plus mystérieuses dans la Nouvelle-Angleterre du XIXe siècle, The Lighthouse est un puzzle absolument impossible à reconstituer. Une œuvre qui hante pendant des semaines tant ses plans troublent la rétine. D’un Willem Dafoe en transe grâce à la lumière du phare et un Robert Pattinson sexuellement obsédé par une sirène, The Lighthouse n’a laissé personne indifférent sur la Croisette. Certains ont adoré les plans complètement WTF quand d’autres sont restés bloqués sur cette bande son angoissante. Dans tous les cas, il s’agit d’un grand film sublimé par un noir et blanc savamment utilisé et un duo d’acteurs au sommet.

Ville neuve de Félix Dufour-laperrière

"On est seulement en juin, et Ville neuve est déjà le plus beau film de l’année" écrivions-nous au moment de sa sortie. On est en décembre, et (pour au moins l'une d'entre nous) c'est toujours le cas. Parce que le premier long métrage de Félix Dufour-laperrière, libéré des contraintes narratives ou esthétiques traditionnelles, expérimente en toute liberté pour nous proposer un film vertigineux de beauté dans lequel cohabitent les espaces du rêve, du souvenir, de l’espoir, du collectif et de l’intime.

So long my son de Wang Xiaoshuai

Fresque historique à la fois intime et tragique, So long my son raconte la grande histoire de la Chine sur plusieurs décennies à travers le destin de trois couples liés par une profonde amitié depuis l’époque de la Révolution culturelle. Wang Xiaoshuai explore ainsi les thématiques liées à la culpabilité et à la résilience, et brosse le portrait sensible et attachant d'une poignée d'individus pris dans le vent de l'histoire. Ne dressant jamais les protagonistes les uns contre les autres, il met au contraire au jour les absurdités criminelles d'un système qui broie ses propres forces vives.

El reino de Rodrigo Sorogoyen

Le cinéma espagnol conserve son éclat dès qu'il s'agit de thriller. El Reino confirme le talent de de Rodrigo Sorogoyen comme scénariste et réalisateur, avec son protégé, le formidable Antonio de la Torre. Tous ripoux, cette mort (politique) aux trousses est une longue traque qui use des codes de la série pour nous tenir en haleine. La corruption mine la démocratie et l'innocence est relative. Entre sens de l'épate et quête de la vérité, ce film efficace est un plaisir coupable où le cinéaste semble s'amuser à jouer avec nos nerfs et ceux de ses personnages.

Tel Aviv on Fire de Sameh Zoabi

Une fois de plus, le cinéma du Proche-Orient flirte avec l'absurde pour notre plus grand plaisir. Acide et noir, ce film corrosif et humaniste tente l'impossible réconciliation entre deux pays en guerre, mariant l'humour et le suspens. Cette satire israélo-palestinienne se sert de son aspect "feel-good" pour délivrer un discours politique où chacun en prend pour son grade. C'est bien cette ironie mordante qui séduit.

Atlantique de Mati Diop

Polar ou film fantastique, étude sociologique ou tragédie romantique, Atlantique a été l'un des premiers films les plus remarquables de l'année, à la fois une histoire d’amour et d’émancipation, fable moderne sur l’immigration et sur les rapports de classe.
Mati Diop parvient ainsi à donner un visage, une histoire et même une forme de justice aux milliers de réfugiés qui reposent dans les fonds sous-marins, sans sépulture et sans oraison funèbre., tout en nous offrant une grande richesse narrative dans un Sénégal contemporain, loin des clichés sur l'Afrique.

J'accuse de Roman Polanski

Eloignons-nous de la polémique sur le réalisateur. J'accuse reste l'un des films importants de l'année. Grand prix du jury à Venise, ce thriller légaliste et historique autour de l'affaire Dreyfus est avant tout une dénonciation de l'antisémitisme culturellement ancré dans la France de l'époque et un décryptage de la montée de cet antisémitisme qui conduira à l'horreur de l'Holocauste. Loin du film d'époque engoncé, J'accuse oscille entre fatalisme historique et foi en l'homme, capable de résister au système au nom d'un combat juste.

Brooklyn affairs de Edward Norton

Mélange de classicisme hautement référence et de mise en scène moderne sans fioritures, cette fresque au service des exclus et des minorités est un des plus beaux films américains de l'année. Pas seulement par ce qu'il dénonce (la corruption, la paupérisation, l'exclusion), mais bien par ses méandres romanesques. Il ne s'agit pas seulement d'une investigation en eaux troubles. C'est aussi une très belle histoire d'amour, une ode au jazz, un hymne à New York, une déclaration à la résistance citoyenne. On n'en demandait pas temps et on regrette d'avance que ce film soit injustement oublié des palmarès de fin d'année.

[2019 dans le rétro] Les 50 films qu’il fallait voir en 2019 (4/5)

Posté par redaction, le 29 décembre 2019

Douleur et gloire de Pedro Almodovar

Il y a une forme de triple mise en abime: un réalisateur et son double, un cinéaste et son œuvre, le cinéma et la vie. Douleur et Gloire est un grand Almodovar. Par sa richesse narrative, sa complexité psychologique, par ce tour de force où Antonio est Pedro et Banderas incarne son mentor. Histoire d'une dépression, d'un mal-être physique et psychique, d'une panne d'inspiration. Une panne sexuelle finalement. Une impuissance à retrouver le désir. Tout un chemin pour y parvenir, en fouillant dans l'enfance (jusqu'à la scène la plus érotique de l'année), en retrouvant les "éloignés", en cherchant ce qu'il peut encore raconter. Ce drame lumineux et sombre, coloré et noir, est presuqe un tableau de maître. Une peinture des sentiments.

La cordillère des songes de Patricio Guzmán

Patricio Guzman conclut sa trilogie entamée en 2010 avec Nostalgie de la lumière et complétée en 2015 avec Le Bouton de nacre par une réflexion puissante sur les réalités contrastées du Chili. Il poursuit ainsi son travail de mise en lumière et de documentation de l’Histoire de son pays, et notamment des années noires de la dictature, tout en annonçant prophétiquement les récentes manifestations populaires réclamant une société plus égalitaire. “Le système de Pinochet perdure aujourd’hui” déplore justement l'un des protagonistes. D'où la nécessité de témoigner, toujours plus impérieuse, qui ne cesse d'animer le réalisateur, et  l'amène une nouvelle fois à “confronter les hommes, le cosmos et la nature” dans un film-expérience unique et indispensable.

Cutterhead de Rasmus Kloster Bro

Au nord de l’Europe il y a aussi des films remarquables. Du Danemark est venu ce claustrophobe Cutterhead de Rasmus Kloster Bro. Il y a un chantier en profondeur dans le sol pour creuser un tunnel, il y a un accident qui emprisonne dans un réduit de quelques mètres une photographe avec deux ouvriers qui parlent une autre langue. Pas de nourriture, l’oxygène baisse comme les chances de survivre, la lutte que pour soi, avec et contre les deux autres commence. L’angoisse qui monte est filmée au plus près des visages pour oppresser aussi le spectateur, avec des dilemmes à faire suffoquer la morale.

Us de Jordan Peele

Après le succès de Get Out, Jordan Peele était largement attendu au tournant. Un acteur comique qui a surpris la critique avec un thriller horrifique peut-il vraiment surprendre deux fois ? Force est de reconnaître qu’à 40 ans, celui que l’on a découvert dans la série Key & Peele semble au sommet de son art. Grâce à une Lupita Nuyong’o plus impressionnante que jamais, il signe avec Us un sublime film d’horreur sur une Amérique qui a peur de son ombre. Une manière de figurer la dualité qui repose en chaque citoyen ainsi que les traumatismes du passé. Une vraie réussite !

Le voyage du prince de Jean-François Laguionie

Avec malice et ironie, le merveilleux Jean-François Laguionie se moque de nos lâchetés, de notre mesquinerie et de notre étroitesse d'esprit dans un film d'aventures tout public qui est à la fois poétique et drôle. Impossible, en découvrant cette société régie par la peur et le consumérisme, terrorisée à l'idée qu'il existe d'autres peuples que le leur, de ne pas penser à la tragédie qui se joue quotidiennement en Méditerranée et à notre indifférence complice.

Yesterday de Danny Boyle

Tout le monde a oublié l’existence des Beatles, tout le monde sauf Jack... C’est écrit sur les différentes affiches du film : la comédie feel-good par les créateurs de Slumdog millionaire et de Love actually. C’était l’équation idéale : film britannique, Richard Curtis et Danny Boyle derrière, devant les yeux, la révélation Himesh Patel (qu'on retrouvera dansTenet de Christopher Nolan), Lily James et même le chanteur Ed Sheeran. Et dans les oreilles le souvenirs des chansons des Beatles. Peut-être plus musical que romantique Yesterday est en effet la comédie de l’année qui fait sortir de la salle avec un grand sourire.

Chambre 212 de Christophe Honoré

Christophe Honoré ne nous a jamais fait autant rire et sourire. Il signe là un film proprement emballant sur le couple, la fidélité, l'émancipation féminine, inversant ainsi les codes ancestraux du Vaudeville, rompant avec le sexisme et le patriarcat. Ici sont convoqués les rois de la screwball comedy américaine, Bernard Blier , Woody Allen, Alfred Hitchcock et autres grands maîtres du huis-clos surréaliste où les répliques fusent comme des balles pour toucher l'autre ou se protéger des attaques. Chiara Mastroianni trouve son plus beau rôle dans une chorale à quelques voix dissonantes. Un film à la croisée des chemins d'un couple, hors des sentiers battus cinématographiques, passant par des chemins de traverse narratifs. Un petit régal.

Avengers : Endgame d’Anthony et Joe Russo

Au rayon des blockbusters offerts par Disney cette année, il y en a deux qu’il ne fallait pas manquer. Le Roi Lion et Avengers : Endgame. Si le premier a surpris par son hyper-réalisme, c’est bien le second qui a été le centre d’attention de toute la sphère cinéphile au printemps. Entre ceux qui détestent cette surenchère d’effets spéciaux et ceux qui raffolent de ce divertissement inimaginable sans pop corn, la bataille a fait rage sur les réseaux sociaux. Du quatrième Avengers, nous retiendrons néanmoins la capacité de Disney et Marvel à rassembler un nombre incroyable d’acteurs nommés ou victorieux aux Oscars et leur intérêt pour la notion même d’héritage. Dans un monde où les divisions sont de plus en plus visibles et les extrêmes de plus en plus populaires, Avengers : Endgame a rappelé à ceux qui en doutaient encore que l’union fait la force et que le choix de ses ennemis est aussi important que sa stratégie d’attaque. Drôle et émouvant, le « final » des Avengers ouvre de nouvelles portes — que l’on ne voyait pas jusque-là.

Marriage story de Noah Baumbach

Il n'y a pas eu de meilleur divorce depuis des lustres. Noah Baumbach ausculte avec précision l'effondrement d'un couple et le système qui va détruire ce qu'il restait d'amour. Avec une intelligence de la mise en scène et une excellence du jeu d'acteurs, Marriage Story nous hante longtemps grâce à l'émotion et la colère qu'il dégage, tout en s'offrant des intermèdes légers et des scènes lourdes de symboles. De petits défauts mignons liés à la routine aux grands combats pour leur survie individuelle, les époux Barber nous semblent familier.Leur histoire est aussi poignante que splendide, banale qu'universelle.

Le lac aux oies sauvages de Diao Yinan

L'envoûtement est immédiat tant l'esthétique du film nous hypnotise. Sous ses allures de polar, ce film noir et tragique, qui en utilise tous les codes, va se révéler tourbillonnant et sans répit. Les eaux de ce lac ne sont pas calmes. L'atmosphère est moite et sanglante, l'intrigue inquiétante et imprévisible. Diao Yinan emprunte à tous ses confrères chinois,d e Jia Zhangke (Boney M remplace les Pet Shop Boys) à Wong Kar-wai (dans ce pas de deux romantique et mutique), en passant par Johnnie To (pour les scènes collectives violentes). Son ambition formelle prend le pas sur le récit, et avec son minimalisme intense, conduit à un film à multiples dimensions sur la Chine, sans acrifier le romanesque.

[2019 dans le rétro] Les 50 films qu’il fallait voir en 2019 (3/5)

Posté par redaction, le 28 décembre 2019

It must be heaven d'Elia Suleiman

Qu'il est bon d'observer les absurdités du monde à travers le regard malicieusement distancié d'Elia Suleiman ! L'éternel Auguste du cinéma palestinien promène son mutisme mélancolique, son air perpétuellement impassible et son auto-dérision touchante de Nazareth à New-York, en passant par Paris, et constate avec résignation et humour que l'obsession pour la sécurité, la dictature des normes et les multiples aberrations du quotidien sont loin d'être l'apanage de la seule Palestine. Il n'y a probablement rien de mieux que son cinéma résolument poétique, visuel et burlesque pour dénoncer les violences en général et les exactions israéliennes en particulier.

Parasite de Bong Joon-ho

C’est la palme d’or inespérée du Festival de Cannes, suive ensuite d’un large succès inattendu (et mondial) : ce nouveau film de Bong Joon-ho est l'une des plus belles surprises de l’année. Ça ressemble à un film d'arnaque, mais c’est bien plus que ça : c’est aussi une affaire de famille, et un drame social. Cherchez l’intrus ! Parasite est une succession de rebondissements et d'escalade, où la misère est enfouie dans les sous-sols. Chaque nouvelle situation bouscule la précédente et rend imprévisible la suite, passant de la comédie au thriller. C’est un film à revoir pour être de nouveau soufflé par son brio. le diable se niche dans les détails. Ce coup de maître de Bong Joon-ho est virtuose et promis à rester l'un des films marquants de la décennie qui s'achève.

J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin

Un récit ténu et intime, à fleur de peau, qui convoque à la fois le cinéma de genre et le récit initiatique, pour une réflexion sur le destin qui n'est dénuée ni d'humour, ni de souffle épique. On se laisse porter par la mise en scène précise et inspirée de Jérémy Clapin qui parvient à rendre bouleversant un simple champ contre-champ entre un livreur de pizza et un interphone, et à donner vie, émotion et personnalité à une main coupée abandonnée à elle-même. Quant à la mélancolie sourde qui hante le récit, sublimée par la musique de Dan Levy, c'est celle des souvenirs et des regrets, ravivés par la nostalgie d’un temps révolu, et le désir indicible de trouver un jour sa place dans le monde.

Les invisibles

Ce succès en salles n'était pas forcément prévisible, lui non plus. Et osons-le dire, ce fut l'un des films français les plus intéressants de l'année, par son scénario, son interprétation et son sujet. La comédie sociale de Louis-Julien Petit, qui penche du côté des laissés pour compte et des marginaux, face à un Etat normatif et déshumanisé, est plus que réjouissante. En mélangeant réalité et fiction, en se mettant du côté des résistants qui tentent de construire des digues pour que certains retrouvent leur dignité, le réalisateur parvient à un équilibre parfait entre drame et comédie, avec des touches de mélo de temps en temps. Une sorte de coup de cœur qui réchauffe justement les cœurs et nous tend un miroir déculpabilisant sur l'horreur économique, tout en restant positif.

The Irishman de Martin Scorsese

En décidant de proposer son dernier film sur Netflix, Martin Scorsese pourrait bien avoir offert au géant du streaming (actuellement en danger) le film qu’il lui manquait dans son roaster. Véritable plongée dans le quotidien d’un vrai tueur à gages mêlé à des syndicats, The Irishman donne aux spectateurs une réelle leçon de cinéma. Pendant 3 heures et 29 minutes, Martin Scorsese filme en effet Robert De Niro comme il ne l’a jamais fait : avec la pudeur des amis de longue date, la franchise des collaborateurs réguliers et l’intelligence des grands cinéastes. Sur plusieurs décennies, Martin Scorsese montre en outre les motivations et les implications du crime organisé dans l’Amérique de l’après-guerre. La légende de 77 ans rassemble ses thèmes phares (crime, famille et foi) dans une oeuvre majeure qui ne manquera pas de faire du bruit aux prochains Oscars !

Mektoub My Love: Intermezzo de Abdellatif Kechiche

C’est l’intermède le plus long et le plus sidérant du cinéma français avec 3h30 de film dont 3h dans une boite de nuit, ça danse, ça se drague, ça se confie ... et ça lèche. La quête narrative absolutiste de Kechiche à capter le ‘vrai’ dans sa durée valorise particulièrement ses actrices qui jouent sans vraiment jouer. Au point de choquer le spectateur ou de le perturber hors de sa zone de confort. C’est le choc polémique de Cannes et de 2019, qui devrait sortir en salles prochainement, sans doute rmeixé, remanié, remonté. En attendant la 3ème partie de cette aventure Mektoub My Love. Une audace formelle absolument captivante, déroutante, rebutante, fascinante.

Bacurau de Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho

Le cinéma brésilien est entré en résistance. Ce western SF est avant tout un pamphlet politique, dans un cadre presque apocalyptique, un décor de désolation où les pauvres sont menacés d'expropriation, d'exploitation et même d'extinction. A la violence sociale et l'autoritarisme qui règne, arbitraire et crue, les deux réalisateurs opposent la solidarité et la défiance par les armes. Puisque l'époque est sauvage, soyons-le. Cette parabole qui rappelle la trame d'Astérix contre les romains est à la fois un spectacle intimiste et un drame brutal et combattif. En jouant sur les sensations et en manipulant les genres, les deux brésiliens ne dissipent pas nos inquiétudes mais nous montrent qu'il ne faut jamais laisser les bras.

90’s de Jonah Hill

Chronique d’un jeune adolescent qui intègre un groupe de skaters un peu plus âgés que lui. Il va souvent observer et parfois partager leur mode de vie alternatif, évitant ainsi le morne quotidien des autres… Tout dans le film y compris sa mise en scène témoigne de ces années 90 qui ont vu grandir le héros (et l’acteur Jonah Hill devenu ici réalisateur inspiré) à travers différents passages initiatiques. 90’s est une restitution étonnante de l’époque, où on se découvre une possible autre famille avec plus de libertés, sans éviter les dangers. Car grandir a ses risques. Entre insouciance et inconscience, aspiration à couper le cordon et sécurité du refuge qu'est le foyer familial, ce film pas loin de Van Sant, est une fable harmonieuse sur la douleur, celle d'apprendre à être soi-même. Skateboarding is not a crime ?

Give Me Liberty de Kirill Mikhanovsky

Dès les premières minutes, Give Me Liberty déroute. Particulièrement bruyant et agité, le film de Kirill Mikhanovsky nous entraîne dans la ville de Milwaukee (et de manière générale l’Amérique profonde) des laissés-pour-compte : les immigrés, les malades, les handicapés, etc. Fait avec tout l’amour du réalisateur pour ses origines russes, Give Me Liberty mêle à la fois le film social, le drame familial et le documentaire politique. Porté par Chris Galust (une sacrée graine d’acteur) et Lauren ‘Lolo’ Spencer, le film présenté à la Quinzaine des Réalisateur fait rire et émeut par alternance pendant près de 2 heures. Un cinéaste à suivre. Que demander de plus ?

La vérité de Hirokazu Kore-eda

Généralement, les cinéastes étrangers venus filmer Paris et ses comédiens et comédiennes restent dans la carte postale et ses clichés. Sans doute parce que Catherine Deneuve a été l'inspiratrice et l'accompagnatrice du cinéaste japonais, Palme d'or 2018, cette nouvelle affaire de famille est une jolie réussite, gourmande, subtile, délicieuse. Evidemment, La vérité est un hymne à Deneuve, qui trouve ici l'un de ses plus grands rôles, à la fois elle-même tel qu'on se l'imagine, et une autre. En multipliant les références à sa filmographie et en s'amusant avec son image, avec quelques répliques vachardes dignes du théâtre comique français, le réalisateur lui fait un immense cadeau. Mais c'est aussi un film de Kore-eda, dans son ADN, avec cette famille de sang éclatée, cette famille de cinéma hypocrite, où finalement tous les masques vont tomber. Brillante allégorie où la vie et la fiction s'entremêlent jusqu'à ne plus distinguer l'émotion sincère de celle que l'on reproduit.

[2019 dans le rétro] Les 50 films qu’il fallait voir en 2019 (1/5)

Posté par redaction, le 26 décembre 2019

Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan

Le deuxième long métrage du cinéaste chinois Bi Gan est une expérience sensorielle et métaphysique rare qui nous emmène sur les traces d’une femme autrefois aimée et disparue, aux confins des souvenirs et des rêves. Le trip le plus planant et existentiel de l'année, qui allie beauté formelle et recherche cinématographique pure.

Ne coupez pas! (One cut of the dead - Kamera o Tomeru na!), de Shinichiro Ueda

On observe parfois un phénomène du type The Blair witch project : un petit film inattendu au mini budget qui est tellement surprenant qu’il en devient visible dans les salles du monde entier tout en rapportant des millions de dollars… C’est ce qui s’est passé avec le japonais ‘Ne coupez pas!’ qui va devenir cultissime. Sa production semble amateur autant pour la mise-en-scène que l’interprétation mais cela renforce une certaine authenticité de vérité, et progressivement on découvre le hors-champs avec le vrai et le faux qui se confondent de manière très élaborée. Un joli tour de farce et attrape qui joue avec à la fois avec les codes du cinéma de genre et la grammaire du cinéma tout court, pour au final une réjouissante comédie.

Glass de M. Night Shyamalan

Deux ans après Split, M. Night Shyamalan conclut sa trilogie sur des super-héros avec un panache absolument déconcertant. En installant Bruce Willis en force tranquille et James McAvoy en acteur tout-terrain, le réalisateur d’Incassable et Split permet à Samuel L. Jackson de briller par sa folie douce tout en nous en mettant plein les yeux. Particulièrement doué, il a fait perdre la tête à la Toile. Complexe, hitchcockien et bourré de rebondissements, Glass est un des must-see de l'année.

Le Daim de Quentin Dupieux

Film d’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs 2019, Le Daim était sans doute la parfaite synthèse de cette sélection parallèle : une liberté de ton, des prises de risques et des acteurs à contre-emploi. En engageant Jean Dujardin et Adèle Haenel pour incarner un duo de nobody obsédé par une veste en daim (qui parle !), le réalisateur d’Au poste a sans doute signé ici son meilleur film. Une comédie romanesque et résolument absurde !

C’est ça l’amour de Claire Burger

Primé à Venise puis aux Arcs, ce premier film en solo de la co-réalisatrice de Party Girl (Caméra d'or à Cannes) est d'une éblouissante sincérité. En suivant cet homme déboussolé par le départ de sa femme et devant apprendre à vivre avec leur deux filles adolescentes, Claire Burger nous fait vibrer, rire, pleurer, s’énerver avec des personnages qui nous ressemblent, englués dans des vies qui pourraient être les nôtres, avec une authenticité qui rabat les cartes des jeux de l'amour et du hasard.

Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska

Avec ses dialogues incisifs, son personnage haut en couleurs, et son propos sévère sur le pays, Dieu existe, son nom est Petrunya s'avère une comédie grinçante et irrévérencieuse qui propose un portrait au vitriol de la société macédonienne misogyne et craintivement inféodée à l'Eglise. On y découvre en prime l'un des personnages les plus enthousiasmants de l'année, Petrunyia, jeune trentenaire nihiliste et désabusée qui tient brillamment tête aux différents représentants du patriarcat, et affirme haut et fort la nécessité, pour son pays, d'entrer de plein pied dans la modernité.

Joker de Todd Phillips

Cet homme fragile qui se donne une autre image de lui même, dissimule son étrangeté derrière une autre apparence. Joaquin Phoenix utilise son corps avec une démarche tantôt claudicante ou dansante selon la tristesse ou la frénésie du moment, et surtout son visage et ses yeux qui traduisent, en plus de ses dialogues, un langage décryptant sa folie. Une performance impressionnante. Le film est une spirale infernale vers la psychose, et c’est aussi un énorme succès inattendu à cette hauteur (1 milliard au box-office) : iconique, inquiétant, flamboyant… Et Lion d'or à Venise. De quoi, enfin, redorer le blason cinématographique des super-héros.

Deux moi de Cédric Klapisch

Cédric Klapisch vient-il de signer son meilleur film ? C’est la question que l’on est en droit de se poser après avoir vu Deux moi, comédie dramatique sur deux trentenaires victimes de solitude à Paris. Résolument optimiste et humain, le film réconcilie les Parisiens avec les Provinciaux (terme ici utilisé sans aucun mépris). En montrant l’envers du quotidien de ceux qui vivent dans des métropoles et sont hyper-connectés, Deux moi est une belle piqûre de rappel : il convient d'apprécier chaque minute de sa journée et de savourer les moindres rencontres que le hasard crée. Ana Girardot et François Civil sont particulièrement touchants tandis que Camille Cottin, Eye Haïdara et Pierre Niney signent des apparitions inoubliables !

La Favorite de Yorgos Lanthimos

Même s'il s'agissait pour nous d'un film de l'année précédente, c'est bien une œuvre sortie en 2019, couronnée aux Oscars et aux European Film Awards. Une allégorie aux allures historiques et pourtant terriblement contemporaine. Un jeu de pouvoir entre trois femmes dont on retient le sacre d'Olivia Colman. La perversion dans les dialogues, la lumière froide et presque crépusculaire, la mise en scène stylisée et le soin apporté aux décors, tout rappelle La règle du jeu de Renoir et Barry Lyndon de Kubrick. On ressort fasciné par cette vision d'une élite aussi oisive que monstrueuse, où l'esprit est aussi cruel que dans les Liaisons dangereuses. Un formidable portrait de la décadence.

Les Misérables de Ladj Ly

La merveille de Montfermeil. En signant un premier film aux influences résolument américaines, notamment ce film à la John Carpenter, Ladj Ly a donné un autre regard sur la "banlieue", avec ce dialogue impossible entre les habitants et la police, sur fond de communautarisme et de république en voie de désintégration. Une impasse où le vivre ensemble parait un souvenir du passé. Avec une absence de manichéisme nécessaire pour son propos, et ce désir de comprendre plus que de juger, Les Misérables est devenu un film indispensable sur notre société, comme un miroir aux conflits qui la traversent depuis une vingtaine d'années. Cette violence sourde entre les laissés pour compte d'un système à cran et les garants de la protection qui ne savent pas y répondre autrement qu'en entretenant ces nerfs à vif. Un insoutenable cercle vicieux qui laisse K.O.

[2019 dans le rétro] Le cinéma américain, des comics mais pas de comiques

Posté par vincy, le 25 décembre 2019

Cette année fut celle où Disney fut roi en son royaume. Avec 7 des 10 plus gros succès de l'année en Amérique du nord (dont les cinq plus grosses recettes de l'année), le studio a écrasé la concurrence. Au-delà de ce triomphe glorieux, le box office américain annuel , toujours dominé par les majors Disney, Warner, Sony et Universal, révèle avant tout une appétence pour les franchises, remakes et autres reboots.

Car si on prend les près de 30  films ayant dépassé les 100M$ de recettes avant Noël, le nombre de films non rattachés à une "marque" (suite, remake, adaptation, reboot, univers) est assez faible: Us (175M$), Once upon a time in Hollywood (141M$), Hustlers (105M$) et Le Mans 66 (102M$). Ne soyons pas défaitistes: des succès moindres mais rentables comme Yesterday ou A couteaux tirés rassurent par leur nostalgie d'un cinéma en voie de disparition tout en s'appuyant sur une histoire "originale". De même que les plus de 20M$ de recettes pour Parasite permet d'enrayer la chute des films en langue étrangère au box office, même si le Bong Joon-ho se retrouve dans les mêmes eaux que des films d'art et d'essai tels Judy, Jojo Rabbit, La Favorite (sorti en fin d'année 2018), L'adieu (The Farewell) ou The Peanut Butter Falcon.

Le public américain pour des films originaux ou différents est de moins en moins nombreux. Les masses préfèrent les héros de comics, les Disney revisités et les films d'animation. Où est la comédie et même la comédie romantique? Beaucoup plus bas qu'avant: le rire culte de demain ne trouvera pas ses modèles en 2019 malgré les jolis succès du remake d'Intouchables, The Upside, de Good Boys ou encore de Yesterday.

Côté film d'action, hors Star Wars et comics, il n'y a que les franchises Fast & Furious et John Wick qui parviennent à s'imposer, autant dire de la série B vite consommée. C'est bien en flirtant avec l'horreur que Us, It: Chapter Two et Glass réussissent à séduire les jeunes. Les adultes ont malgré tout poussé quelques films vers le succès: Hustlers, Downton Abbey, Rocketman et Le Mans 66 ont largement trouvé de quoi remplir les salles.

Irréalité et illusions

La jeunesse américaine se forge sa culture cinématographique avec des univers pops et irréels. L'image de synthèse est reine. Qu'on nous fabrique des animaux de la savane ou un éléphant de cirque, une cité arabe ancestrale ou un royaume imaginaire fantasy, qu'on nous virevolte le toujours très populaire Spiderman au dessus de Venise, Prague ou Londres ou qu'on nous fasse passer d'une planète à une autre dans les Avengers, carton phénoménal de l'année, qu'on rajeunisse des acteurs d'un autre temps ou qu'on dope en muscles un ado super-héros (Shazam!), il n'y a plus de réalité, ni même de réalisme. Tout est mirage, illusion. Quelle différence finalement entre un vieux jouet trimballé dans une boutique d'antiquités, le tout modelé en 3D, et des contrées nordiques et mythologiques où rien n'est authentique?

Certes, Avengers: Endgame, Le roi Lion, Toy Story 4, Captain Marvel, Spider-Man: far from Home, Aladdin, La Reine des neiges 2, Shazam!, Maléfique 2 et Dumbo ont attiré les foules du monde entier. Mais de quel monde parle-t-on? Pas de celui dans lequel on vit. L'imaginaire est désormais codé aux ordinateurs, la psychologie des personnages résumée à des conflits binaires, leur trajectoire connue d'avance. A ce titre La Reine des neiges 2 et Toy Story 4 font encore figure d'exception dans la production formatée. En dehors de The Joker, aucun n'a tenté sa chance dans une réalité et même une complexité d'enjeux. Et encore la réalité du Joker est située dans les 70s, comme celle du Tarantino date de la fin des 60s. Il n'y a que deux films contemporains, qui ne cherchent pas à tricher avec un genre ou avec des effets spéciaux, à avoir trouvé leur public: Us et Hustlers, qui explorent la face sombre de l'Amérique, comme un miroir où l'on ne veut pas se voir.

Lourdes pertes

Ceci dit, les effets spéciaux et les univers fantasy ne riment pas toujours avec un carton au B.O. Alita Battle Angels, Godzilla: King of the Monsters, Men in Black: International, X-Men:Dark Phoenix, Terminator: Dark fate, Midway, Gemini Man, Hellboy sans oublier le reboot de Charlie's Angels sont autant de fiascos financiers, malgré la surenchère en actions et autres explosions. Les films de genre, notamment surnaturels ou d'horreurs, sont bien mieux amortissables, et continuent de drainer le public ado dans les salles. Côté flops, hormis Disney, tous les studios ont été touchés. L'animation a eu des destins plus contrastés. Dragons 3, Comme des bêtes 2 et dans une moindre mesure The Lego Movie 2 ont résisté sans épater. Mais Monsieur Link, Abominable, Angry Birds Movie 2, Le parc des merveilles et Uglydolls se sont plantés.

Même les vétérans n'ont plus la cote, à l'instar de Clint Eastwood et, Sylvester - Rambo - Stallone, et quelques gros castings ont été snobés par le public (The Goldfinch, Tolkien, The Dead don't die, Brooklyn Affairs).

Le spectacle prime, et surtout le spectacle prévisible. On pourrait espérer une certaine fatigue ou lassitude pour les superhéros. Mais en voyant les fans se ruer sur Star Wars: L'ascension des Jedi, on comprend vite qu'il y a encore de l'avenir aux univers mythiques et spectaculaires. Disney, que ce soit avec Avengers ou Star Wars, répond à une demande en offrant aux fans ce qu'ils veulent plutôt que de prendre des risques et déplaire. Cette décennie s'achève ainsi avec la fin de la saga des Skywalker et d'Iron Man et avec un tournant vers un nouveau modèle de "consommation" du cinéma aux Etats-Unis.

Car on peut se rassurer sur la vitalité du cinéma américain. Ad Astra de James Gray ou Green Book de Peter Farrelly (dont une grande partie du succès a été réalisée en janvier et février) sont à des années lumières, mais ils démontrent encore qu'il peut y avoir des films populaires, avec des stars, et des sujets dramatiques. Bref, des films "à l'ancienne". Cela reste des exceptions. Car le cinéma américain, en dehors de biopics pour acteurs en manque d'Oscars et d'adaptations de livres classiques pour producteurs visant la statuette, voit son économie bousculée.

Netflix, studio de l'année

Trois des meilleurs films de l'année ont été diffusés exclusivement sur Netflix: Marriage Story, The Irishman, qui aurait été visionné par plus de 30 millions d'abonnés, et Uncut Gems. Et c'est sans compter les autres productions événementielles de la plateformes qui ont ponctué toute l'année, de The Highwaymen à Triple frontière, de The King à The Laundromat, sans oublier Le garçon qui dompta le vent et Les deux papes. Netflix devient ainsi le studio le plus courtisé de l'année.

Dans le même temps, on note aussi la raréfaction des films américains dans les compétitions des grands festivals: Berlin ne présentait aucun film américain dans la course à l'Ourse d'or. Cannes a hérité par fidélité du Tarantino et d'un film d'Ira Sachs plus européen que new yorkais. Quant à Venise, qui n'est devenu qu'un tremplin pour les Oscars, il y avait deux films Netflix, Ad Astra et le Joker, auréolé d'un Lion d'or.

Produit hybride par excellence - cinéma un zest politique, un vilain issu de comics, un portrait d'aliéné - ce Joker est finalement le symptôme de cette année US. Un phénomène de société, un carton côté recettes et un film de studio qui dévie du genre en lui donnant une tonalité dramatique et humaine inattendue. Ce Joker aura sauvé l'année de la Warner et la réputation des vieux studios hollywoodiens, tout comme, Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino, hymne nostalgique à cette époque où les studios de cinéma se voyaient doubler par une nouvelle vague de réalisateurs et une télévision conquérante.

Nouveau monde

De cette année 2019, le cinéma américain ressort riche et puissant. Pour les cinéphiles, c'est une autre histoire: quelques films brillants, mais beaucoup moins passionnants que certaines séries. Il est presque dommageable de voir que des œuvres singulières, la crème du cinéma indépendant, comme The Lighthouse, Give Me Liberty, The Climb, soient à ce point ignorés du public, même si on se console en prenant du plaisir grâce aux vétérans.

Le cinéma américain semble comme un géant aux pieds d'argile, dominateur mais fragile. Mais justement: avec leur force et ses dollars, les studios ne cherchent plus à marquer l'époque mais bien à battre des records et remplir les caisses pour satisfaire leurs actionnaires. Le consommateur sera toujours roi. Sur les réseaux et dans la plupart des sites qui publient leur liste des films les plus attendus de l'année, les (gros) films américains monopolisent l'attention. Cercle vicieux. Il ne faudra pas se plaindre su le cinéphile n'a plus que Netflix et quelques intrépides auteurs pour se consoler. Ceci dit, les réalisateurs ont accepté cette réalité, en sacrifiant le grand écran, pourvu qu'ils aient les moyens d'avoir le budget nécessaire et le final cut. De cette nouvelle économie, naîtront peut-être de nouvelles narrations et de nouveaux talents. Ou alors une industrie fordiste alignant les suites et les remakes, comme autant d'avatars.

[2019 dans le rétro] Le cinéma français entre gris clair et gris foncé

Posté par vincy, le 23 décembre 2019

Une belle année pour le cinéma français? Côté festivals et prix internationaux, c'est indéniable. Rarement la production française n'a autant brillé à Berlin, Cannes, Venise et Hollywood. A Berlin, la coproduction franco-israélienne de Nadav Lapid, Synonymes, a raflé l'Ours d'or, tandis que Grâce à Dieu de François Ozon repartait avec le Grand prix du jury. A Cannes, deux premiers films ont récolté les honneurs - Les Misérables de Ladj Ly, prix du jury, Atlantique, coproduction franco-sénégalaise signée Mati Diop, Grand prix du jury - en plus d'un prix du scénario pour Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma et de la mention spéciale pour Elia Suleiman et son It Must be Heaven. Et à Venise, J'accuse de Roman Polanski a été sacré par un Grand prix du jury tandis qu'Ariane Ascaride a été couronnée pour son rôle dans Gloria Mundi. On peut ajouter l'excellent parcours dans les palmarès du film d'animation de Jérémy Clapin, J'ai perdu mon corps. Avec les films de Sciamma, Ly et Diop, ils fait partie des films en vogue actuellement dans les bilans de fin d'année aux USA.

Le ciel se couvre de quelques nuages clairs quand il s'agit des entrées de tous ces films acclamés par les professionnels et la critique. J'accuse et Les Misérables ont dépassé les 1,3 million d'entrées et Grâce à Dieu a séduit plus de 900000 spectateurs. Tous les autres ont plus ou moins limiter la casse avec des scores honnêtes dans le circuit art et essai, sans réaliser d'exploit.

Dans un contexte favorable - la fréquentation des salles de cinéma connaît une belle hausse cette année en France, à plus de 200 millions de tickets -, le cinéma français n'affiche que 33-34% de part de marché. Un seul film français se classe dans les 10 films les plus vus. Quatre films français ont dépassé les 2 millions d'entrées. La variété paye, mais elle ne fédère que très peu. 15 films hexagonaux sont millionnaires, ce qui n'est pas su mal, et 26 au total ont franchi la barre des 700000 spectateurs. Ce n'est pas un mauvais score en soi.

Il est surtout intéressant de constater que la comédie française ne paye plus forcément. Certes, Qu'est-ce qu'on a encore fait au bon Dieu? est le seul film français populaire de l'année (6,7M d'entrées), le seul à se placer dans le Top 10 d'ailleurs. Mais les autres comédies avec castings de comiques - Nicky Larson, Inséparables, All Inclusive, Chamboultout, Tanguy le retour... - ont largement déçu. Le potentiel est plutôt du côté des seniors (C'est quoi cette mamie?!, surprise estivale, Joyeuse retraite!, surprise hivernale, comme quoi la ponctuation paye), d'une écriture plus engagée (La vie scolaire, Hors-normes, Alice et le maire) voire de la comédie féminine et sociale (Les invisibles, Rebelles), beaucoup mieux rentabilisées.

Si la comédie ne fait plus automatiquement recette (la faute à une formule sans doute trop éculée), les drames et les grandes destinées retrouvent des couleurs avec des hits comme Nous finirons ensemble, de Guillaume Canet, malgré un box office bien moindre que Les petits mouchoirs, Au nom de la terre, avec Guillaume Canet  qui a séduit 20 fois plus de spectateurs en province qu'à Paris, Le chant du loup, avec une bonne dose de suspens et d'action, Donne-moi des ailes dans le registre familial, La belle époque à l'ambition plus romanesque, Le mystère Henri Pick et Venise en Italie, sur un mode plus divertissant, L'incroyable histoire du facteur Cheval, presque tragique ou avec un peu moins de succès mais pas mal de bon buzz, Mon inconnue, dans une veine fantastique, Le daim dans un style déjanté, et Les crevettes pailletées et sa joyeuse ambiance gay-friendly.

Tous ces films ont trouvé leur public, en restant fidèle à leur genre. Hélas, hormis Minuscule 2, aucun film d'animation français n'a rivalisé avec les productions américaines; idem pour les thrillers ou les films d'horreur. Le public français reste classique pour ne pas dire conservateur dans ses choix. De plus en plus d'ailleurs. Seuls quatre films non américains ou non français ont attiré plus de 700000 curieux. Aujourd'hui, un film d'auteur à 300000 spectateurs est considéré comme un succès.

C'est de là que proviennent les orages à venir. Des distributeurs baissent le rideau. Les quatre majors américaines captent une entrée sur deux cette année. UGC peut se consoler avec le Bon Dieu, Pathé avec le Canet et Gaumont avec Nakache-Tolédano, aucun distributeur indépendant français n'a réussi à dépasser les 2 millions d'entrées avec un film, à l'exception de Diaphana avec Au nom de la terre.

Comme tous les ans, les fiascos sont nombreux, certains plus lourds que d'autres. Et c'est d'ailleurs le prototype de la comédie à la française, Le dindon - un vaudeville, deux têtes d'affiche (Dany Boon, qui s'offre son plus gros bide, et Guillaume Gallienne), un énorme budget de 14M€ - qui s'est planté magistralement. Comme quoi il n'y a pas de recettes.

L'autre gros flop de l'année c'est Isabelle Huppert. Omniprésente avec 4 films à l'affiche, la star n'a pas séduit avec ses variations de femme névrosée que ce soit dans Greta (137000 entrées), Frankie (67000), Blanche comme neige (60000) ou Une jeunesse dorée (10000). Trop répétitive? En tout cas depuis Elle en 2016, l'actrice n'a jamais réussi à attirer les cinéphiles.

Ils ont été nombreux à se prendre un mur, de Convoi exceptionnel de Bertrand Blier à Made in China, de Ibiza, avec Clavier, à Persona non grata, de Roubaix une lumière d'Arnaud Desplechin à Fête de famille, de J'irai où tu iras de Géraldine Nakache à Playmobil le film, d'Anna de Luc Besson à Trois jours et une vie, de Mon chien stupide d'Yvan Attal à Just a Gigolo en passant par l'éternel Lelouch et Les municipaux trop c'est trop. Et justement, ils se tous sentis de trop.E t soyons complètement déprimants avec les ratages de Lucie Borleteau (Chanson douce), Michel Denisot (Toute ressemblance) et Amanda Sthers (Holy Lands).

En tout cas, les échecs n'épargnent ni les grandes vedettes ni les comédies, ni les films de genre, ni les talents découverts à la télévision. On trouve surtout regrettable de voir que les films d'animation pour adultes soient confrontés à un plafond de verre (autour de 300000 entrées) ou que les documentaires manquent de visibilité même quand ils sont acclamés. On s'interroge sur la manière dont les films français sont promus, sur l'absence de réponse des spectateurs à des cinéastes comme Klapisch, Jolivet, Pascal Thomas ou Bonitzer, ou sur l'absence de curiosité pour des jeunes talents comme Sébastien Betbeder (Debout sur la montagne) ou Judith Davis (Tout ce qu'il me reste de la révolution), ou sur l'indifférence face à des films noirs récompensés ou audacieux (Sympathie pour le Diable, L'intervention, Nevada). On peut regretter que des films bien faits, bien joués, et intéressants n'aient pas rempli les salles.

On se console avec des jolies rencontres, celles où on se fiche de la quantité pour se réjouir de leurs qualités, comme Perdrix ou Les hirondelles de Kaboul. Au moins, ils illustrent la diversité de la production française, et parfois révèlent quelques talents prometteurs. Car l'année 2019 restera sans doute comme l'une des plus éclectiques et les plus surprenantes de la décennie pour le cinéma français. C'est ça l'amour, comme le titre du film de Claire Burger, auréolé de prix et 100000 spectateurs au compteur. Ou encore le très singulier et enthousiasmant Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais. Des hauts et des bas, là où ne les attendait pas. Et si c'était la fin du règne du rire, pour revenir à celui des belles histoires contemporaines?

les hirondelles de kaboul

Le problème est sans doute ailleurs. Le ticket de cinéma vaut parfois très cher. Mais surtout les moins de 25 ans ne représentent plus que 28 % des entrées alors que les plus de 50 ans, autrefois minoritaires, fournissent 44 % des entrées. D'où le succès des comédies à casting senior d'ailleurs. Ce vieillissement du public est une bonne chose pour les films du milieu qu'ils soient français ou étrangers. Malheureusement, le fait que les jeunes concentrent leurs sorties cinéma sur les blockbusters américains, largement dominateurs cette année, et préfèrent désormais occuper leurs loisirs aux séries et aux jeux vidéos, peut conduire dans les années à venir à un bouleversement de la cinéphilie dont on mesure encore trop faiblement l'impact sur la création. Il faudra toute la force du système - festival de Cannes, CNC, exploitants - pour que cette génération pas encore tout à fait perdue, retrouve le désir d'aller au cinéma pour voir autre chose que des super-héros.

Le palmarès 2019 de l’American Film Institute

Posté par redaction, le 5 décembre 2019

L'American Film Institute a dévoilé ses dix meilleurs films, dix meilleures séries TV et deux prix spéciaux. Dans la catégorie cinéma, c'est la palme d'or Parasite, qui rafle tous les prix depuis une semaine, qui a été distinguée. On le voit mal manquer l'Oscar du film international. Dans catégorie TV, c'est la série britannique déjà très récompensée, Fleabag, qui a reçu cet honneur. Soit deux productions non-américaines.

Les dix lauréats cinématographiques comprennent deux productions Netflix, un Lion d'or et quelques cinéastes vétérans et oscarisés (Scorsese, Tarantino, Eastwood, Mendès): 1917 ; The Farewell ; The Irishman ; Jojo Rabbit ; Joker ; A couteaux tirés (Knives Out) ; Little Women ; Marriage Story ; Once Upon a Time in Hollywood ; Richard Jewell.

Les programmes télévisés retenus sont: Chernobyl ; The Crown ; Fosse/ Verdon ; Game of Thrones ; Pose ; Succession ; Unbelievable ; Veep ; Watchmen ; Dans leur regard (When They See Us).

Prix Lumières 2020: Les Misérables, J’accuse et Roubaix une lumière en tête

Posté par vincy, le 3 décembre 2019

Un film d'animation dans la catégorie mise en scène et un premier film, Les Misérables, qui est en tête des nominations avec 7 citations: les 130 correspondants de la presse internationale ont fait leur choix pour les Prix Lumières 2020, dont la présidente sera, cette année Isabelle Girodano.

Si Berlin avec Grâce à Dieu et Venise avec J'accuse sont bien présents dans la liste, le festival de Cannes se taille la part du lion avec près de 40 nominations! On note surtout que celles-ci se concentrent sur quelques films. C'est paradoxalement dans la catégorie documentaire que les films les plus audacieux se trouvent, tandis qu'à l'inverse, les catégories d'interprétation sont très peu surprenantes, pour ne pas dire conservatrices.

Meilleur Film
Grâce à Dieu de François Ozon
J’accuse de Roman Polanski
Les Misérables de Ladj Ly
Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
Roubaix, une lumière de Arnaud Desplechin

Meilleure Mise en scène
Jérémy Clapin - J’ai perdu mon corps
Arnaud Desplechin - Roubaix, une lumière
Ladj Ly - Les Misérables
Roman Polanski - J’accuse
Céline Sciamma - Portrait de la jeune fille en feu

Meilleure Actrice
Fanny Ardant - La Belle époque de Nicolas Bedos
Anaïs Demoustier - Alice et le maire de Nicolas Pariser
Eva Green - Proxima d’Alice Winocour
Noémie Merlant - Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
Karin Viard - Chanson douce de Lucie Borleteau

Meilleur Acteur
Swann Arlaud - Grâce à Dieu de François Ozon
Daniel Auteuil - La Belle époque de Nicolas Bedos
Jean Dujardin - J’accuse de Roman Polanski
Fabrice Luchini - Alice et le maire de Nicolas Pariser
Roschdy Zem - Roubaix, une lumière de Arnaud Depleschin

Meilleur Scénario
Nicolas Bedos - La Belle époque
Ladj Ly, Giordano Gederlini et Alexis Manenti - Les Misérables
François Ozon - Grâce à Dieu
Nicolas Pariser - Alice et le maire
Roman Polanski et Robert Harris - J’accuse

Meilleure Image
Manuel Dacosse - Grâce à Dieu de François Ozon
Pawel Edelman - J’accuse de Roman Polanski
Irina Lubtchansky - Roubaix, une lumière de Arnaud Desplechin
Claire Mathon - Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
Julien Poupard - Les Misérables de Ladj Ly

Révélation Féminine
Céleste Brunnquell - Les Éblouis de Sarah Suco
Mina Farid - Une fille facile de Rebecca Zlotowski
Nina Meurisse - Camille de Boris Lojkine
Lise Leplat Prudhomme - Jeanne de Bruno Dumont
Mama Sané – Atlantique de Mati Diop

Révélation Masculine
Thomas Daloz - Les particules de Blaise Harrison
Alexis Manenti - Les Misérables de Ladj Ly
Tom Mercier - Synonymes de Nadav Lapid
Issa Perica - Les Misérables de Ladj Ly
Thimotée Robart - Vif-Argent de Stéphane Batut

Meilleur Premier Film
Atlantique de Mati Diop
Une intime conviction d’Antoine Raimbault
Les Misérables de Ladj Ly
Nevada de Laure de Clermont-Tonnerre
Perdrix de Erwan Le Duc

Coproduction Internationale
Bacurau de Kleber Mendonça Filho Et Juliano Dornelles
It Must Be Heaven de Elia Suleiman
Le jeune Ahmed de Luc et Jean-Pierre Dardenne
Lola vers la mer de Laurent Micheli
Papicha de Mounia Meddour

Film D'animation
La fameuse Invasion des ours en Sicile de Lorenzo Mattotti
Funan de Denis Do
Les Hirondelles de Kaboul de Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec
J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin
Wardi de Mats Grorud

Documentaire
Etre vivant et le savoir d’Alain Cavalier
Lourdes de Thierry Demaizière et Alban Teurlai
M de Yolande Zauberman
Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais
68, mon père et les clous de Samuel Bigiaoui

Musique
Fatima Al Qadiri - Atlantique de Mati Diop
Christophe - Jeanne de Bruno Dumont
Alexandre Desplat - Adults in the room de Costa-Gavras
Evgueni Galperine et Sacha Galperine - Grâce à Dieu de François Ozon
Dan Levy - J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin

Gotham Awards: Marriage Story et Netflix raflent (presque) tout

Posté par redaction, le 3 décembre 2019

Grosse victoire préalable aux Oscars pour Netflix. Marriage Story de Noah Baumbach a remporté quatre prix, dont meilleur film, meilleur scénario, meilleur acteur (Adam Driver) et le prix du public. Une razzia pour le film qui était en compétition à Venise. Netflix s'en est ajouté deux, soit un total de six (sur 10 trophées) avec le prix du meilleur documentaire (American Factory) et le prix de la meilleure série longue-durée (Dans leur regard, d'Ava DuVernay).

Marriage Story sera disponible sur Netflix le 6 décembre. Outre Driver, cette histoire de divorce réunit au casting Scarlett Johansson, Laura Dern, Alan Alda, Ray Liotta, et Julie Hagerty (la fameuse hôtesse de l'air de Y-a-t-il un pilote dans l'avion?).

Autant dire qu'il ne reste que quelques miettes aux autres. Le studio A24 peut se consoler avec le prix de la meilleure actrice pour Awkwafina (The Farewell) et le prix du meilleur espoir pour Taylor Russell (Waves). Les deux derniers prix ont distingué la réalisatrice française (prix du meilleur nouveau réalisateur) Laure De Clermont-Tonnerre pour The Mustang (Universal-Focus Features) et la série à épisodes courts PEN15 diffusée sur Hulu.

Voir ou ne pas voir « J’accuse »

Posté par redaction, le 13 novembre 2019

Nous avons vu J’accuse au Festival de Venise, où il a remporté le Grand prix du jury. Ses qualités cinématographiques sont indéniables : Roman Polanski est un des grands talents du cinéma depuis les années 1960, accumulant les prix les plus prestigieux dans le monde. Son destin, du ghetto de Cracovie au meurtre de sa femme Sharon Tate, est un mélange d’ombres et de lumières, de tragédie et de consécration.

Cependant, avec l’affaire Samantha Geimer, du nom d’une jeune fille de 13 ans qu’il a droguée et violée (au total six chefs d’accusation mais une seule retenue pour laquelle Polanski a plaidé coupable), la justice et la morale s’en sont mêlés. On pourra reprocher le silence (complice) de la profession ou arguer d’un débat (perpétuel) distinguant l’œuvre de l’artiste. Mais la personnalité de l’homme, dans sa quarantaine, avant qu’il ne connaisse le bonheur de la paternité, était, pour le moins trouble. L’affaire a été jugée (même si elle n’a pas été clôturée, les procureurs successifs cherchant son scalpe) et la victime a longuement expliqué (y compris dans un documentaire) qu’elle lui pardonnait, jusqu’à le féliciter quand il a reçu le Lion d’argent en septembre.

Cul-de-sac

Polanski est ainsi comme un prisonnier en conditionnelle, libre de ses mouvements, mais de moins en moins apte à sortir de France, sous crainte d’être extradé aux Etats-Unis.

Quelques jours avant la sortie de J’accuse, Le Parisien a révélé le témoignage de la photographe Valentine Monnier, 18 ans en 1975, battue et violée par le réalisateur dans sa résidence de Gstaad en Suisse. Le récit de la photographe est stupéfiant et brutal. Quatre autres femmes, toutes adolescentes dans les années 1975-1983, avaient déjà porté de telles accusations, prescrites par la loi (elles ont toutes attendu les années 2010 pour s’exprimer). Les confidences de Valentine Monnier sont confortées par d’autres témoignages. Cela a entraîné deux réactions : la suspension de la promotion du film par les interprètes de celui-ci, la réaction de l’avocat du cinéaste, qui réfute ces témoignages et menace d’une riposte judiciaire à la clé : « cette accusation concerne des faits vieux de quarante-cinq ans. Que jamais cette accusation n’a été portée à la connaissance de M. Polanski et pas davantage à l’institution judiciaire, si ce n’est un courrier au procureur général californien il y a deux ans. »

Répulsion

Nous ne sommes pas juges. C’est à eux de trouver la vérité et les sanctions qui vont avec. Nous ne sommes pas non plus détenteurs d’un ordre moral, nous ne sommes pas censeurs et l’ostracisme populaire n’a rien à voir avec notre métier. O tempora, o mores comme écrivait Cicéron. Nous ne sommes que des critiques de cinéma. Si l’on juge quelque chose, c’est bien son film. Même si, et cet avant-propos le confirme, les affaires autour de Roman Polanski provoquent en nous un sentiment de malaise profond. On ne peut pas rester indifférent à ces révélations, et il est nécessaire d’écouter ces femmes, qui souvent se sont tues par peur ou pour évacuer le trauma. Zola en lançant son J’accuse défendait une minorité opprimée par un système. Il est sain depuis #MeToo que les femmes (une meurt tous les trois jours en France de violence conjugale, à peine 5% portent plainte pour viol) aient le courage de parler de la brutalité dont elles sont victimes. Adèle Haenel a ouvert la voie dans le cinéma français il y a quelques jours. Mais cela se passe dans tous les milieux, dans toutes les classes sociales.

Mais si l’avocat de Polanski s’émeut (c’est son rôle) des révélations de Valentine Monnier (c’est son droit) à quelques jours de la sortie d’un film à 22M€, il ne peut s’en prendre qu’aux irresponsables qui ne veulent pas voir de problème Polanski. Déjà,  dans le dossier de presse dévoilé à Venise, l’écrivain Pascal Bruckner faisait le lien entre les affaires Polanski et ce film, évoquant même les « féminazies », terme abject et point Godwin de l’année (un comble quand on parle de Polanski dont la mère a terminé à Auschwitz). Dans le même dossier de presse, il est écrit qu’il s’est inspiré de « bon nombre de mécanismes de persécution qui sont à l’œuvre dans ce film ».

Carnage

Dès lors que, dans la promotion même du film, on établit un lien entre l’affaire Dreyfus et ces affaires Polanski, que celui-ci se voit comme persécuté, on perturbe le spectateur, qui voit dans le Colonel Picquart un messager du réalisateur pour revendiquer son innocence à travers une affaire vieille de plus d’un siècle et autrement plus lourde de conséquences. Un tribunal militaire et un complot d’Etat ne sont pas équivalents à un devoir de justice et des plaintes de victimes. Dreyfus était irréprochable. Polanski non (juridiquement). Le combat de Zola et Picquart étaient juste et essentiels pour la Nation. Aussi grands soient ses films, Polanski n’est là qu’un citoyen ordinaire accusé de crimes sexuels.

En accentuant le pont entre Dreyfus et lui, Polanski réduit même son message à une affaire personnelle quand son film veut démontrer le contraire. C’est même insultant de relier les deux, et la production, forcément consciente du problème, assume de mettre au même niveau une affaire d’Etat scandaleuse et des agressions sexuelles illégales. Ce ne peut pas être 50% pour un film sur une erreur judiciaire contre 50% d’un homme jugé coupable de viol sur mineur.

D’après une histoire vraie

Il dilue ainsi les qualités de son film historique, thriller rondement maîtrisé, avec ce message subliminal, avec Zola comme référence, tout en s’exonérant de son passé. Ce n’est pas Jean Valjean. Et c’est ce qui est embarrassant. En fuyant les accusateurs, les procureurs, les journalistes, Polanski s’enferme dans un piège qu’il s’est construit, tout en nous coinçant, nous cinéphiles et critiques, dans un dilemme intime et moral.

Aussi, même si nous aimons les films de Roman Polanski – il serait dommage de ne pas voir quelques uns des chefs d’œuvre du cinéma -, nous ne chercherons pas à vous convaincre d’aller voir J’accuse. Chacun dispose d’un droit le plus élémentaire : le choix. Aller voir J’accuse c’est se souvenir de l’Affaire Dreyfus, comprendre la montée de l’antisémitisme, voir un Etat français aveugle et injuste ; c’est aussi soutenir des centaines de personnes qui ont travaillé sur ce film avec passion. Après tout, le lecteur de Voyage au bout de la nuit peut admirer la langue de Céline tout en étant répugné par les idées de l’écrivain (dont les pamphlets antisémites ne sont pas publiés).

Ne pas y aller est tout aussi compréhensible : difficile de cautionner un réalisateur, qui n’a jamais caché sa préférence pour les jeunes filles à cette époque, un homme dont les mœurs étaient choquantes et les pratiques sexuelles illégales (l’affaire Samantha Geimer, encore une fois, le prouve). La justice ne fera jamais la lumière sur ces cinq accusations, puisque les faits sont prescrits. Mais si le spectateur a l'impression, en allant voir J'accuse, d'être complice du réalisateur, il doit se sentir libre et légitime de ne pas y aller. Pour paraphraser l'article de Zola: "Notre devoir est d'en parler, nous ne voulons pas être complices".

Il n’est pas question d’accuser ici qui que ce soit. Mais il est certain que le témoignage de Valentine Monnier nous interpelle, nous touche et nous trouble. Il nous conduit à une simple conclusion : ne vous sentez pas coupable d’aller voir J’accuse, mais sentez vous libre de ne pas aller le voir. Si la honte ne doit se situer que dans un seul camp, c’est celui de l’accusé.