Les yeux grand ouverts
L'année 98 s'achève sous le signe à la fois euphorisant d'une année baignée de records, et attristant par la défaite du cinéma dit intello. Le public ne réclame que grands spectacles et comédies, le tout vu dans des salles neuves des multiplexes champignonnant, avec une assiette de nachos et un combo de Coca. Le public de masse se précipite pour voir les mêmes films. Désormais un produit d'Hollywood sort dans 2000 salles aux USA, 400 en France, 50 au Québec.
Plus que jamais les gros bras ont fait les gros hits, avec une année royale aussi pour l'animation et quelques larmes en dollars pour le romantisme. Seule surprise, bellissima, La Vita è Bella, succès mondial, et pourtant si européen.
Car force est de constater qu'on peut toujours maugréer contre les films spectaculaires et divertissants, le cinéma d'auteur n'est pas à la hauteur. Peu de films nous ont fait vibrer, en dehors des pépites dénichées dans le circuit indépendant américain. Le cinéma français, seul contre-pouvoir réel à la suprématie d'Hollywood, s'est rétamé avec à peine 30 % de part de marché sur son sol, dont les 2/3 pour 3 films (Le dîner de cons, Les visiteurs 2, Taxi). Globalement les comptes des producteurs sont dans le rouge. Et pas une mince ligne. La France est victime de ses extrêmes. D'un côté, la grosse comédie faîte pour la TV, pas forcément subtile mais populaire. De l'autre des films d'auteur aux sujets souvent enuyants, au style rarement impressionnant, et aux moyens forcément limités. Garcia, Masson, Ozon, Zonka s'en tirent plutôt bien dans une année si morose. La France de 98 ne fera que cocorico dans les stades.
Pas mieux pour le Québec qui a plébiscité l'humiliante série des Boys. A croire que notre QI diminue avec le progrès.
Ce qui manque le plus souvent au cinéma out-of-Hollywood, ce sont des sujets reflétant notre société, avec une forme divertissante, légère, une réflexion ou élaborée sur les rapports humains de notre époque, bref des films à la fois d'auteur et populaires. Klapish en France, Benigni en Italie, certains Britanniques, se sont ainsi essayés à ce genre qui fait les beaux jours de la comédie américaine, de Katherine Hepburn à Julia Roberts, de Marylin à Cameron. Bref il manque un juste milieu, qui puise ses carrences dans l'imagination des cinéastes, dans la frilosité des producteurs, dans l'incompétence des équipes de marketing. Les meilleures comédies sont celles qui nous exposent nos travers. De même le film noir, le thriller, la comédie musicale sont des genres quasi disparus. Or ils exprimaient bien plus qu'une forme d'art, d'écriture. Ils étaient un moyen, un média, qui déformait la vérité pour mieux nous la signaler.
Si le cinéma Hollywoodien se brûle les ailes à une fiction trop caricaturale, le cinéma européen s'autodétruit à force de coller à la réalité.
1999 va sûrement changer ça (soyons optimistes). Avec des cinéastes aussi prestigieux , des auteurs aussi singuliers que Scorsese, Burton, Lynch, Jarmush, Minghella, Cronenberg, Kar-wai, Kitano, les retours de Lucas et Mallick dans leurs délires perso et le come-back si attendu de Kubrick, le monde devrait envoyer un dernier signal de fin de siècle. Un ultime reflet, très diversifié, de notre planète.
Même en France avec un film de Science Fiction (Klapish), une comédie sans tabous (Aghion), un drame quasi documentaire (Tavernier), l'adaptation d'un Proust (Ruiz), un grand mélo épique (Wargnier), un film historico-philosophique (Carax), une métaphore sur l'amour et le cirque (Leconte), le cinéma hexagonal continue de s'enrichir de styles et d'ambitions.
Les deux plus grandes sont le couronnement d'un millénaire: la BD la plus populaire du monde (Astérix) et l'héroïne la plus sanctifiée (Jeanne d'Arc).
Voici donc venu le temps des images à profusion: sommes-nous prêts à les comprendre? ou juste bons à les consommer?
05/01/99