Production : Miramax, Initial Entertainment Group
Réalisation : Martin Scorsese
Scénario : Jay Coks, Steven Zaillan, Kenneth Lonergan
Photo : Michael Ballhaus
Décorateur : Dante Ferretti
Montage : Thelma Schoonmaker
Chanson : U2
Durée : 170 mn

Casting:

Leonardo Di Caprio (Amsterdam / Vallon jr)
Daniel Day-Lewis (William Cutting, Bill le Boucher)
Cameron Diaz (Jenny)
Brendan Gleeson (Monk McGinn)
Jim Broadbent (Boss Tweed)
Henry Thomas (Johnny)
et aussi Liam Neeson

 

 
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GONY à Cannes 2002
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  (c) Ecran Noir 96-02
Gangs of New York 
USA / 2001-2002 / Sortie US le 20 décembre 2002 
/ Sortie France le 8 janvier 2003 
diaz day-lewis
 
1846. New York. Le chef du gang des "natifs", Bill Cutting, refusant l'invasion des immigrés catholiques, lance ses troupes contre celles des "Lapins morts", rassemblement d'Irlandais, qui obéissent au prêtre Vallon. Au coeur de cette boucherie, Cutting tue Vallon, devant les yeux du fils.
16 ans plus tard, le fils du prêtre revient à New York, sous le nom d'Amsterdam et aspire à venger son père. Il obtient les faveurs de son ennemi, et avec malice en devient son associé. Bill Cutting règne alors sur Five Points et impose sa loi - la terreur - à tout un district de New York. Seules deux personnes le défient : son ex-compagne et ancienne collaboratrice, Jenny l'escamoteuse, et Amsterdam. Ces deux-là devraient finir par s'entendre. Sauf si Cutting, tout puissant, massacre les Irlandais.
La rivalité des clans, les opinions divergentes créent une tension incontrôlable. D'autant que l'Union se bat au Sud pour gagner la Guerre de Sécession. New York voit ses fils mourrir au front et déchirée dans ses propres entrailles.
C'est ainsi que se forge l'Amérique : dans le sang et la confrontation.
 
Le film a accouché dans la douleur. D'abord, sans doute, parce que Scorsese y a mis beaucoup de lui, travaillant depuis 20 ans sur ce projet. Ensuite, et l'ultime image du film le confirme, la fin n'a pas été facile à trouver. Enfin, après les attentats du 11 septembre 2001 contre New York, il était peut-être inopportun de sortir un tel film, sur un tel sujet dans les salles.
Reste que le studio Miramax n'en sort pas grandit. Il est clair que les Frères Weinstein ont retardé la sortie, tenté d'imposer leur point de vue au réalisateur, et se retrouve aujourd'hui avec un énorme pari financier. Budgété à un peu moins de 100 millions de $ (mais officieusement, le film aurait coûté 50% de plus), le film se doit d'être un succès critique et a posteriori public. Dans un premier temps, il était envisagé de le sortir durant l'été, face à Road to Perdition, qui visait un public similaire. Puis en optant pour le 25 décémbre (USA) et début janvier (Europe), Miramax espérait répéter le coup marketing de Titanic. Seul souci : un autre film avec Di Caprio, une comédie policière réalisée par Spielberg (Catch me if you can) serait en salles ce jour de Noël 2002. Miramax vise les Oscars, un public de cinéphiles et les fans des stars. Le studio investit davantage dans la sortie internationale, avec comme atout les stars et la réputation de Scorsese. Mais derrière ces compromis il y eut une guerre entre le studio et le cinéaste : la durée du film. Miramax souhaitait un film de 2h30 maximum, pour une question de nombre de séances. Scorsese a imposé une version "salles" de 2h50.
Ce dernier avait imaginé le film en 78. Il n'avait pas pu le réaliser, suite au flop monumental de Heaven's Gate qui avait refroidit les studios. A l'origine, il y a les événements réels de l'histoire locale new yorkaise, des personnages comme Boss Tweed qui avaient une emprise perpétuelle sur des quartiers entiers, des encadrés dans les livres d'histoires, des légendes dans le quartier d'enfance de Scorsese et encore l'essai historique de Herbert Asbury (1928). Le réalisateur de Taxi Driver découvre ce livre en 1970. Il retrace l'histoire des gangs de rue entre le début du XIXème siècle et 1928. Le cinéma a peu traité des guerrillas entre protestants et catholiques, entre immigrants du XVIIIème siècle et nouveaux arrivants. Le coût élevé du film a bloqué sa mise en production. Exemple typique de sa vision précise, Scorsese a voulu reconstituer les décors de la New York d'alors dans les légendaires studios de Cinecitta. George Lucas, en tournage en Italie pour Star Wars II à cette époque (deuxième semestre 2000), fut étonné qu'on reproduise des décors si gigantesques alors que l'ordinateur peut les concevoir!
Le sujet ne pouvait qu'intéresser Scorsese : la rédemption, l'association de malfaiteurs, les malfrats, sa ville de New York, les batailles de religion, l'identité américaine... Il se concentra sur les années 60, décennie de guerre entre le Nord et le Sud, mais aussi summum de l'immigration étrangère avec 15 000 nouveaux Américains hebdomadaires. L'immigration mal canalisée, la ville qui ne contrôle plus son développement urbain - on passe de 60 000 habitants en 1800 à 800 000 en 1855 - et la Guerre de Sécession conduisent New York à ses premières émeutes dans les quartiers malfamés de Five Points (aujourd'hui les très chics Soho et Greenwich Village), en 1857. Soit un siècle avant d'autres émeutes raciales : celles de Los Angeles (idem : urbanisme incontrôlable, guerre au Vietnam, immigration massive). Mais les émeutes new yorkaises de 1863 demeurent les pires de l'histoire américaine.
Il fallait créer certains personnages, réinventer des icônes du folklore local. Bill le Boucher en est une. Bill Poole était boucher, devenu boxer, avant de mourir en 55. Il inspira le rôle de Day-Lewis, qui marque le retour de l'acteur après 5 ans d'absence du grand écran. De Niro et Dafoe furent pressentis avant lui. Di Caprio, alors héros titanesque d'Hollywood, et Diaz, l'une des actrices les plus populaires du moment, garantissaient le studio d'un réel intérêt médiatique pour le film. Mais le réalisateur a surtout rassemblé la fine fleur du cinéma britannique et irlandais : Liam Neeson (La liste de Schindler), Jim Broadbent (Moulin Rouge), Brendan Gleeson (Le Général), sans oubliers quelques américains comme John C.Reilly (Magnolia) ou Henry Thomas (E.T.)...
La fiche technique n'est pas moins impressionnante. Le scénario fut écrit par Jay Cocks (Le temps de l'innocence), Steven Zaillan (Le Liste de Schindler) et Kenneth Lonnergan (You can count on me). Un cocktail insolite pour un film en trois dimensions : l'histoire new yorkaise, la vie de persécutés et les relations humaines. Collaborateur régulier de Scorsese, le directeur de la photographie, Michael Ballhaus a éclairé les films de Fassbinder, Susie et les Baker Boys, Quiz Show, Primary Colors, La légende de Bagger Vance. Dante Ferretti, chef décorateur a imaginé les folies baroques de Pasolini, Scola, Ferreri, Fellini, Annaud, Jordan et Gilliam. Il avait travaillé avec Scorsese pour Le temps de l'innocence, Casino, Kundun et A Tombeau ouvert.
Cela devrait assurer une moisson de nominations dans ces catégories aux Oscars. Le film a eu le droit aux éloges de Variety, Rolling Stone, du National Board of Review et de l'American Film Institute. Dans le contexte actuel, il est évidemment au dessus du lot.
Il n'aurait pas faillit en étant présenté au dernier Festival de Cannes, en version longue, plutôt qu'en format teaser.
 
 
LES MYSTERES DE NEW YORK

"- Y en a-t-il un seul que tu n'aies pas baisé?
- Oui. Toi!
"

A force de médire, reconnaissons au moins que cette oeuvre d'auteur n'est pas formatée par l'industrialisation rampante du 7ème art. On ne sort pas indifférent de cette aventure.
Il y a une volonté de résurrection, d'exhumation dans ce film en tout point scorsesien : les thèmes-obsessions, la ville-décor, jusqu'aux clins d'oeil rappelant ses propres films (la boxe de Raging Bull, le jeu de Casino, les gangs des Affranchis, les chinois de Kundun, ...). Mais cela va bien au-delà de l'album souvenirs. Scorsese a voulu déterrer un morceau de mémoire de l'Amérique pour mieux nous expliquer celle d'aujourd'hui. Comme son héros va chercher son couteau sous la terre, il va fouiller dans le passé de sa ville, récemment meurtrie, dans le seul but de nous renvoyer l'écho de nos interrogations contemporaines.
Car il s'agit bien des fondements de l'Amérique : racisme et immigration, politique spectacle et tricherie électorale, argent et corruption, foi et débauche, peine de mort et guerre fédérale... Tout ce qui a construit l'identité américaine, à travers les strates de l'histoire, est relaté à travers des conflits et des stratégies opportunistes. Scorsese montre malgré tout un peuple barbare, évoluant dans le chaos, et cherchant sa voix entre des racines à peine existantes (en formation même) et un avenir à concevoir.
Clairement, nous ne serons pas étonnés si le film ne séduit pas les Américains. Il n'y a pas vraiment de héros, pas de flatterie patriotique. En revanche, il y a de la volupté, du pêché, de l'hémoglobine et un langage des rues assez cru ("Tu as les lèvres collées au jus de chatte?"), de quoi alerter la censure.
Pourtant, la théorie scorsesienne est d'actualité, et déjà énoncée par Michael Moore dans son documentaire Bowling for Columbine. La peur est le moteur pour survivre dans ce monde brutal, elle est l'instrument du pouvoir pour dominer le peuple. Gangs of New York est un drame à la narration shakespearienne, puisant son inspiration dans la littérature française du XIXème siècle : Zola et surtout Hugo, où l'on croise Les Misérables (avec les fédéraux tirant à vue contre les "communards") et Notre-Dame de Paris (la cour des miracles, pleine de gueux et de déshérités).
Mais, comme eux, le récit de Scorsese pêche par abondance. A force de se vouloir trop riche, d'essayer de tout dire, de ne pas se concentrer sur le destin humain et de nous égarer dans les détails de l'Histoire, l'attention se relâche. L'écriture est la faiblesse de cette épopée romanesque. Elle concerne, principalement, le personnage de Di Caprio. Il devrait être le guide d'une communauté, celui par qui l'intensité du suspens existe, celui qui ne sait plus à quels saints se vouer (les seins de Diaz, son Satan de protecteur ou le souvenir de son père). Mais aucune scène n'impose son charisme et sa vengeance parait accessoire quand vient le duel fatal. Jamais on ne s'attache à lui. Et finalement, quand les tourments l'assaillent, quand les contradictions devraient le ronger, le film se disperse dans les rues de New York. Tout cela plombe l'envol ultime vers l'apothéose apocalyptique que Scorsese a imaginé.
Car le réalisateur a rêvé d'un opéra tragique. Dès que la guerre civile se déclenche à New York, il montre sa maestria de chorégraphe des images (merci Thelma Schoonmaker!). La ville se vide de son sang, brûle de rage, fait sécession. Ici l'arme blanche ampute, mutile, tue. Comme cette larme de rasoir qui introduit le film, rase de près, entaille, pour mieux se maquiller de sang. La chair n'est rien d'autre que celle de futurs cadavres. La première bataille est impressionnante de modernité et de bestialité. Tout le film repose sur cette cohérence artistique où l'être humain est périssable, mortel, cible facile pour les blessures, combat à mains nues ou exhibe ses cicatrices. Une époque dure.
Heureusement, il y a de l'ironie, et même de l'humour (notamment dans le couple maladroit que forme Diaz et Di Caprio). Mais il n'y aucune passion, rien de torride. Tout est à l'image de ce bien nommé William Cutting, expert en lames et en découpage. Daniel Day-Lewis incarne magnifiquement ce personnage qui aurait pu être bouffon ou pathétique, et qui n'est jamais avare de paradoxes. Dans la plus belle scène du film, il se confesse à Di Caprio, dans la petite lueur du matin. A lui seul il incarne son monde, qui s'écroule, et véhicule, jusqu'à son dernier coup d'oeil, l'émotion tant espérée : "Je ne dois dormir que d'un oeil. Et je n'en ai qu'un."
On comprend mieux le choix de Leeson pour les petites scènes du début. Il fallait bien un autre monstre du cinéma pour se souvenir 3 heures plus tard de cet écho différent de l'Amérique. Day-Lewis et Neeson sont unis à jamais côte à côte, comme pères fondateurs d'une civilisation qui n'a pas su choisir son peuple mais que son peuple a élu. Ils sont les faces d'une même pièce. Si le fédéral arrive au secours de cette future métropole déboussolée, c'est davantage qu'un symbole. Tout comme Day-Lewis le natif et Neeson l'immigrant sont mis en parallèle aux tours jumelles du World Trade Center, conservées malgré les événements, comme ultime image, Scorsese n'a pas voulu choisir l'un ou l'autre.
Comme pour se remémorer ceci : l'histoire de l'Amérique ne s'est pas arrêtée à une guerre ou des morts, mais au contraire en se bâtissant avec leur sang, celui qui arrose le sol. Droit du sang contre droit du sol : la question fait toujours et encore débat. L'Histoire, là, reprend le dessus. L'Homme revient à ses misères. Nous ne sommes pas grands chose. Ces émeutes, ce métissage cosmopolite, cette envie de liberté ont donné naissance à "un beau bordel à l'américaine." Une profession de foi pleine de symbolismes, et qui marquera les esprits.

- Vincy