Libération
le 10 Décembre 97
HAPPY TOGETHER
(Cheun Gwong Tsa Sit)
flag

23 juin 1997

Critique (Gérard Lefort)
Un monde à l'envers
Tourné en Argentine, aux antipodes de Hong-kong, «Happy Together», le dernier film de Wong Kar-wai, met en scène l'histoire d'amour entre Lai et Ho, deux hommes qui tentent de repartir à zéro. Une histoire de couple dans un film géant qui donne des ailes.

Vers la fin de Happy Together, un de ses personnages principaux, chinois de Hong-kong en résidence à Buenos Aires, se demande à quoi peut bien ressembler sa ville à l'envers.
Le plan suivant lui répond: A ça! C'est-à-dire des autoroutes et des gratte-ciel de Hong-kong filmés sens dessus dessous. Cette résolution des antipodes, à la fois comique et grave, pragmatique et rêveuse, est une des serrures par laquelle on peut regarder le nouveau film de Wong Kar-wai.
Une opération rétinienne qui consiste à retourner la boule, autant dire le globe terrestre, pour voir le monde à l'envers. Dès lors, tombe la neige, averse d'atomes indifférenciés que les mouvements turbulents propres au film vont peu à peu distinguer.

Voilà donc Lai Yiu-fai et Ho Po-wing, deux beaux gars de Honk-kong (Tony Leung-Lai et Leslie Cheung-Ho, acteurs astraux) portés en Argentine par les ailes du désir. Une scène de baise documentaire ne nous l'envoie pas dire: ces hommes en vacances sont des amants. Des hommes «tombés», au double sens anglais de «to fall»: à la fois des Fallen Angels, des anges déchus, à l'instar d'un film précédent de Kar-wai, et des «falling in love», des tombés amoureux.
Leur équipée argentine a tout l'air de retrouvailles, d'une tentative de recommencement, d'une mise en liberté conditionnelle ainsi énoncée par la voix off de Lai Yiu-fai: «Si on repartait à zéro?» Étant tout de suite entendu, qu'on ne repart jamais à zéro, que toute entreprise de redémarrage, de renaissance, de répétition, emporte avec elle son grand train de différences. Comme toujours, le bon sens a tort: quand on recommence, on ne prend jamais les mêmes.

Ainsi, voulant se retrouver, Lai et Ho se perdent. D'abord sur l'air de «T'as voulu voir Vesoul?». En l'occurrence les chutes d'eau de l'Iguaçu à la charnière de l'Argentine, du Brésil et du Paraguay, sur la route desquelles les deux gars se paument, largués dans un brouillard de pampa, d'autoroutes et de cartes indéchiffrables, qui plus est en panne de bagnole. «Voyager c'est toujours la merde», commente sobrement un des deux égarés.
Mais bientôt leur perdition sera d'un genre plus fondamental: le couple se défait. Lai retourne à Buenos Aires où un travail de racoleur pour un bar à tango lui procure de quoi survivre. Ho, lui aussi de retour à Buenos Aires, s'affiche au cou de quelques mâles dont il est probable qu'il est leur gigolo.

Vie de couple. Mais le gentil Lai va bientôt céder aux relances du méchant Ho. Les deux hommes se remettent ensemble dans la piaule d'une pension borgne. Dès lors Happy Together peut être regardé comme le reportage en dents de scie (partir-revenir) d'une gigantesque scène de ménage avec son lot trop humain de grandes tendresses et de vraies saloperies propres à n'importe quelle vie de couple, qu'elle soit homo ou pas, sexuelle ou non.
Cet agrandissement est tout à l'honneur de Wong Kar-wai: voilà un film où l'homosexualité n'est ni une curiosité, ni une opération de marketing, mais une occasion parmi d'autres de s'inquiéter des aventures de l'humain. La preuve: en regardant Happy Together, sauf à s'abîmer en policier des moeurs, jamais on ne songerait à demander à son auteur les papiers de son identité sexuelle. C'est déjà énorme mais ça n'est pas tout.
Car le récit des petits bonheurs et grands malheurs de l'homosexualité, même élargi à la question de la conjugalité, piétinerait dans l'itération des redondances s'il n'était accroché aux branches d'un film géant qui lui donne des ailes. Un film obsédé par la seule question qui vaille: comment vivre? Autant dire, comment durer?

Vol plané et planant. Comme dans la Colonie pénitentiaire, cette interrogation en forme de sentence est tatouée dans les chairs du film où tourbillonnent toutes les manières cinématographiques de modeler le temps: ralentis comme un froissement de soie, accélérations comme une crise de rock'n roll, arrêts sur image comme une extase. Et ces durées élastiques de tanguer au son du tango dans des espaces eux aussi à géométrie variable: de la claustration d'une chambre trop exiguë au vol plané et planant au-dessus des chutes de l'Iguaçu.
Et on se croit alors aiguillé vers une issue un rien new age. Or, sans jeu de mots idiot, ces chutes ne sont pas une chute: le film récuse le danger du naturalisme et redémarre une dernière fois en compagnie des hommes.

Repartir à zéro. De nouveau abandonné par son amant, Lai, désormais plongeur dans un restaurant chinois, y fait connaissance et amitié de Chang, un jeune employé taïwanais qui a développé le don étrange d'entendre à distance des conversations intimes. Ces voix in qui lui parlent de loin ne sont qu'une autre version des voix off qui hantent le film, toujours à l'imparfait, comme une tentative de juguler l'action présente en l'engluant dans son passé.
Même le passage du noir et blanc à la couleur participe de cette conjuration physique, lorsque le film, au bout d'une vingtaine de minutes, essaie lui aussi de repartir à zéro. Manière de dire qu'à vouloir repartir à zéro, on peut les avoir (à zéro), voire doubler la mise en négatif (double zéro) mais aussi que cette soustraction, dans sa version ascète, peut finir par rapporter gros. Ça file doux, ça file dur, c'est le pari. Mais l'essentiel, quel que soit le risque, c'est que ça file.
Ainsi de Lai, seul mais plein d'une sagesse apaisée. Ainsi de Ho, seul mais lourd d'un chagrin inconsolable. Ainsi de Chang, seul mais aérien, accroché au tronc d'un phare du bout du monde, un phare d'Ushuaia réputé guérir les maladies d'amour. C'est la morale du film, incroyablement coupante. Vivre n'est pas survivre: pour être happy together, il faut commencer par être heureux avec soi-même.

Interview de Wong Kar-wai
Un road-movie dans les coeurs
Après l'Argentine, Wong Kar-wai travaille sur son prochain film, Un été pékinois, qu'il essaie de tourner à Pékin.

Quel est le chemin qui conduit un réalisateur de Hong-kong en Argentine pour filmer l'histoire de deux homosexuels?
WKW: Après avoir fini Fallen Angels en 1996, tout le monde me demandait si mon prochain film serait sur 1997, le retour de Hong-kong à la Chine, ou ce que je pensais de la rétrocession. Ça devenait usant. Je me suis alors dis, pourquoi ne pas quitter Hong-kong pour le prochain film. J'aime beaucoup la littérature sud-américaine, en particulier le roman Buenos Aires Affair (de Manuel Puig). Je me suis dit pourquoi pas l'Amérique latine, je n'y suis jamais allé. Et d'un point de vue géographique, c'est aux antipodes de Hong-kong, ce qui me plaisait. En plus je me suis aperçu que beaucoup de réalisateurs‚ s'étaient inspirés de Chungking Express et Fallen Angels, il fallait donc éviter de refaire la même chose. Pourquoi pas tourner l'amour de deux hommes.

Comment est née l'histoire?
WKW: J'avais en tête une histoire complètement différente quand je suis arrivé à Buenos Aires. Celle d'un jeune Hongkongais qui va en Argentine car son père vient d'y être assassiné et qui découvre que son père avait connu l'amour, mais avec un homme. Pour lui c'est un grand choc et il part sur les traces de cet amour. Mais en arrivant là-bas les boîtes de production et syndicats locaux m'ont posé énormément de problèmes et je me suis rendu compte que les deux mois de tournage prévus ne suffiraient pas. J'ai donc simplifié l'histoire au maximum: deux hommes essaient de refaire leur vie, un peu comme un road-movie. Un road-movie dans les coeurs.

Quelle est la part de l'improvisation?
WKW: Quelle est la part de l'improvisation? Je déteste «le jeu», je ne demande jamais aux comédiens de «jouer» leur rôle. J'essaie d'emprunter quelque chose à leur propre personnalité. On n'a pas pu tourner pendant trois semaines au début, c'était donc une excuse pour leur faire apprendre le tango. Ils passaient six à sept heures par jour ensemble à danser le tango, ce qui les a rendus très proches l'un de l'autre. On a tourné la scène d'amour le premier jour du tournage. J'ai pensé que cela pouvait aider les acteurs à être plus détendus pour le reste du film où ils ne sont plus que deux amants ensemble. La plupart du temps je leur donne les textes des dialogues mais je préfère les laisser improviser dans certaines scènes, comme la scène où tous les deux sautent autour du lit. Pour la première scène d'amour il était aussi difficile pour moi de décider qui était sur qui. Je les ai laissés décider et c'est venu naturellement.

C'est en fait l'histoire d'un couple plutôt qu'un film gay
WKW: Beaucoup doutaient de ma capacité à tourner un film sur l'amour de deux hommes et pensaient que je plaisantais. Ou pensaient que Wong Kar-wai tournerait ce genre d'histoire de manière très subtile, très stylisée. Mais je savais qu'il fallait faire un film très direct. Cette scène d'amour n'est pas vraiment sentimentale. Faire l'amour est une partie de leur vie comme manger ou laver le linge. Ce film est aussi l'histoire d'une distance. Au début ils sont très proches ­ ils font l'amour ­ et s'éloignent ensuite de plus en plus jusqu'à être aux antipodes l'un de l'autre. Dans la littérature, l'Argentine et le tango font référence à la nostalgie, l'exil, ce qui était en concordance avec les sentiment des deux hommes. On a donc joué sur cette atmosphère.

Avez-vous exporté les méthodes de travail hongkongaises à Buenos Aires? Vous avez avoué préférer travailler avec des gangsters plutôt que des comptables!
On me demande souvent mon sentiment sur le fait que le cinéma de Hong-kong soit contrôlé par des gangsters. Pour moi cela ne compte pas du moment qu'ils ne se mêlent pas du travail. C'est mieux qu'aux Etats-Unis où il faut d'abord raconter son scénario à une flopée d'avocats et de comptables. C'est tout l'attrait de tourner à Hong-kong. Le cinéma hongkongais est un peu un enfant sauvage.

le film - les acteurs

Sommaire Ecran Noir * Stars * Films * Opinions!

Courrier

© Volute productions 96-99