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Fe mi do ré
Femi est le fils de Fela. Pour tous ceux qui ne connaissent pas l’Afrique, cela ne veut pas dire grand chose ; mais pour tous ceux qui savent, c’est une évidence. Et ça l’est encore plus après avoir vu ce formidable documentaire, modèle du genre en matière de film ET de dvd. Femi Kuti : Live at the Shrine arrive à rendre compte d’un contexte et d’un trajet humain particulièrement complexes où s’entrecroisent l’Afrique d’aujourd’hui, l’engagement politique le plus fort et le destin d’un homme qui aurait pu ployer sous un héritage particulièrement lourd. Hamlet version afrobeat. Sauf que Femi Kuti n’est pas tragique, et que ce grand artiste a su transformer le faisceau de responsabilités en " Positive Force ".
Résumons la situation. Dans les années 70 Fela Kuti, un musicien nigérian, et son batteur, Tony Allen, inventent un nouveau style musical : l’Afrobeat. Puisant dans le jazz et les musiques traditionnelles, cette imparable machine à danser est un outil politique aux textes lucides qui dénoncent la corruption des dirigeants africains et la main-mise des multinationales sur le continent africain. Largement nourri de la révolte des noirs américains, le musicien devient le chantre de l’Africanisme le plus radical : il revient à l’animisme, épouse ses 62 choristes, est emprisonné et torturé de nombreuses fois par le gouvernement nigérian…
Fela meurt du Sida en 1997, à 58 ans.
Artistiquement et politiquement, c’est un double héritage particulièrement lourd qui tombe alors sur les épaules de Femi. Sa force est d’avoir réussi à l’assumer tout en gardant son identité, et le " Shrine " en est le symbole.
Ce club situé à Lagos a eu plusieurs vies. Fondé par Fela le premier " Shrine " était un espace de totale liberté où le " Black president " (surnom donné à Fela par ses frères africains) jouait comme bon lui semblait, et où se croisaient toute la nuit opposants politiques et trafiquants en tous genres. Fermé, réouvert, incendié… le "Shrine " était devenu un lieu mythique. En octobre 2000, Femi le reconstruit et ouvre un " Shrine " assaini, régi par de nouvelles règles. Les siennes. Alors que son père était un volcan en perpétuelle éruption, champion de tous les excès, Femi est un homme serein qui énonce ses doutes tout en clamant sa colère face à l’injustice. Le dvd " Live at the Shrine " retranscrit de manière fine et sensible le quotidien de cet homme porté par un destin hors du commun. Certains moments du concert sont des morceaux d’anthologie, tels " Demo crazy" ou " Shotan " où le public devient fou et balance tout (bouteilles, chaises) dans tous les sens : sans cesser de danser. La traduction des paroles permet de prendre toute la mesure de l‘ampleur politique du propos (" Can’t Buy me " est d’une acuité qui devrait faire rougir nombre de chanteurs soi-disant engagés).
Le réalisateur, Raphael Frydman, a fait un travail étonnant en gardant toujours la dimension humaine sans tomber dans l’hagiographie. Le film est émaillé de moments drôles tels ceux où une sorte de fou surgit régulièrement pendant les interviews en hurlant une danse de combat face à la caméra, comme pour bien faire comprendre aux blancs l’importance de son idole. Ou encore cette scène où Femi, épuisé après son show, se fait prendre la tête par des fans montés sur scène qui refusent que le concert s’arrête là. L’artiste à bout de force, est écroulé par terre et rit tandis que les autres argumentent :"Tu n’as pas joué telle et telle chanson".
Les partis pris de mise en scène (image traitée avec une sorte de grain, alternance de live/interviews préparées et de judicieux moments volés), la construction du film (avec une échappée vers la fin dans les faubourgs de Lagos, où les sourires et les poses frimeuses contrebalancent la misère intolérable) font de " Femi Kuti : Live at the Shrine " un remarquable portrait d’artiste et nous offre une vision lucide de l’Afrique d’aujourd’hui. Sans illusion mais où l’espoir subsiste malgré tout grâce à cette " positive force " qui est le seul credo de Femi Kuti.
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