Catherine Deneuve & Patrick Modiano, par Frédéric Bonnaud Texte paru dans Les Inrockuptibles lors du Festival de Cannes 1997
Avant d'aller au Festival de Cannes pour la première fois, quelles impressions en aviez-vous? Est-ce qu'il vous faisait rêver?
CD - (elle rit et le coupe) Ah oui, évidemment, les Américains qui viennent passer dix jours sur la Cte d'Azur, pour le plaisir de vivre un peu décalé, comme ça, au soleil... Mais de toute façon, en dehors de certains films, le cinéma n'est pas quelque chose qui me fait rêver. Mon admiration est toujours professionnelle - ou bien nat d'une rencontre personnelle. Pourtant, j'adore Al Pacino, j'ai une passion pour Marilyn Monroe ou Louise Brooks, mais ce ne sont pas des personnages qui m'ont fascinée. Je crois que ce n'est pas du tout mon fonctionnement de me fabriquer des mythes de cinéma. Même avant d'en faire, adolescente, je n'ai jamais eu de photos d'actrices ou d'acteurs dans ma chambre... Et puis de toute façon, il n'y aurait pas eu la place, on était trois. Bien sûr, quand j'ai commencé, je lisais Ciné-Monde, comme tout le monde.
CD - Oui, quelquefois on a envie de rencontrer les acteurs d'un film et je comprends que les gens soient fascinés, mais ils ne peuvent qu'être déçus. « Déçu » n'est pas le mot, mais ça ne peut pas remplir le... Tout à l'heure, je suis arrivée chez un ami, un jeune ami, il était en train de regarder le câble et j'ai dit « Mais qu'est-ce que c'est que ça? C'est moi? » C'était Peau d'âne et je tombe sur une des plus jolies scènes, celle de la recette. Et évidemment, comment voulez-vous être à la hauteur de cette image après, quand je rencontre des petits enfants qui veulent voir l'hérone de Peau d'âne? Avec cette robe dorée, cette couronne, en train de chanter, faire sortir des poussins des oeufs... Bon, je prends un cas limite, mais je trouve qu'il est très symbolique de l'image que se font les gens des acteurs et des actrices. Moi, c'est comme si j'avais toujours su, même avant de faire du cinéma, que les acteurs n'étaient pas ces personnages merveilleux. C'est vrai que les actrices de cinéma et de théâtre sont très différentes. Je comprends qu'on puisse penser qu'une actrice de cinéma ne peut pas faire de théâtre et réciproquement. Quelquefois, je trouve des acteurs formidables au théâtre et quand je les vois au cinéma, je me dis que ce n'est pas du tout le même genre.
CD - C'est ce que François Truffaut disait. Et c'est srement pour ça que je ne fais pas de théâtre. C'est vrai que les actrices de cinéma et de théâtre sont très différentes. Je comprends qu'on puisse penser qu'une actrice de cinéma ne peut pas faire de théâtre et réciproquement. Quelquefois, je trouve des acteurs formidables au théâtre et quand je les vois au cinéma, je me dis que ce n'est pas du tout le même genre. Ce n'est pas le problème de savoir lequel est le plus sérieux ou le plus important. Le théâtre reste quelque chose de très stylisé, o il faut exprimer les choses beaucoup plus. Alors qu'au cinéma, c'est le contraire: plus on garde, mieux c'est - puisque la caméra vient tout capter. Le cinéma, quand ça marche, c'est une loupe. Ce sont deux disciplines très contradictoires, à l'opposé l'une de l'autre en ce qui concerne le jeu de l'acteur.
CD - Une actrice de cinéma, on peut imaginer - surtout quelqu'un comme vous - la prendre dans un film et la transporter dans un roman. Vous pouvez continuer à la faire vivre dans un roman parce qu'elle est à la fois dans quelque chose de quotidien et de mystérieux. Une actrice de cinéma, on a toujours l'impression que quelque chose peut se prolonger avec elle... Avec une actrice de théâtre, c'est difficile de se dire «Tiens, demain, cette femme, si je la rencontrais à l'aéroport? Le théâtre ne provoque jamais ce genre de transfert.
CD - Il est plus charnel. Au théâtre, même quand c'est formidable, même si on est ému, on reste quand même toujours spectateur.
CD - Oui, quand je vais au cinéma avec des gens que je ne connais pas, dans le noir, et que je regarde l'écran, c'est comme dans un film de Woody Allen: j'ai l'impression par moment de rentrer dans l'écran. Au théâtre, srement à cause des lumières, du velours rouge, je reste une spectatrice, une spectatrice privilégiée mais une spectatrice. Au cinéma, je deviens l'hérone de l'histoire, je suis prise.
CD - Quand on lit un roman, on le reconstruit avec ses yeux: on imagine les gros plans, les plans larges, les travellings... Parce que je crois que le cinéma, comme le roman, laisse le champ plus libre à l'imagination. Le théâtre est une représentation alors que le cinéma imite la vie. Mon angoisse est d'être sur scène devant des gens. Le cauchemar que je fais tout le temps, c'est que je joue au théâtre..
CD (le coupant) - Ça m'attire beaucoup mais, en même temps, il y a quelque chose qui me bloque. Mon angoisse est d'être sur scène devant des gens. Le cauchemar que je fais tout le temps, c'est que je joue au théâtre, que je ne sais pas le texte qu'on n'a pas répété et que je dis « Je ne peux pas monter sur scène! On n'a pas travaillé! »
CD - Un jour, il n'y a pas très longtemps, j'ai rêvé une chose insensée. Annie Lennox me demandait de jouer du saxo avec elle sur scène et je lui disais « Mais c'est impossible! Je ne joue pas de saxo! Je ne peux pas! » Et on montait sur scène dans vingt minutes! C'est la même situation, la même anxiété d'être en représentation devant des gens, pétrifiée, incapable de pouvoir assurer. C'est curieux...
CD - J'ai aussi fait des cauchemars sur le cinéma - ne pas me souvenir de mon texte par exemple -, mais très rarement. On ne tourne que quelques minutes par jour et puis l'équipe technique est très occupée, chacun a quelque chose à faire, vous ne vous sentez pas observée. Il faut vraiment qu'il y ait beaucoup de figuration pour que vous vous sentiez clouée au pilori, observée de toutes parts. C'est ce que ne comprennent jamais les gens qui viennent sur les plateaux, qui vous demandent « Comment faites-vous pour supporter toute cette attente entre les prises? Vous ne vous ennuyez pas? » Mais l'attente du cinéma n'est pas angoissante car elle n'est pas vide, ce n'est pas une attente neutre. C'est une attente chargée, on est dans un état de tension et de veille permanentes. C'est très usant... (A Modiano) Vous n'avez pas trouvé? Cannes, je trouvais ça beaucoup plus beau quand ça se passait la nuit. Ça a perdu énormément de mystère. Pour moi, le symbole de la médiatisation du Festival, c'est que l'image soit abmée à cause des télévisions, du journal de 20 h, que tout soit exposé en plein jour. Avant, il y avait déjà les télévisions mais c'était la nuit, à 9 h.
CD - La différence quand mme, c'est que moi je subis, ce n'est pas moi qui décide quand on tourne. Tandis qu'un auteur, c'est sa responsabilité s'il arrête d'écrire. Un acteur, c'est passif par rapport à ça, il est en position de retrait, ce qui est très agréable et très dangereux. Pour vous, ce doit tre pareil: ce n'est pas parce que vous décidez d'arrter d'écrire que vous pouvez faire ce que vous voulez, vous reposer, l'agitation doit rester dans la tte... En fait, on ne peut pas se reposer vraiment, faire ce qu'on veut pendant cette attente.
CD - Mais de toute façon, Cannes, je trouvais ça beaucoup plus beau quand ça se passait la nuit. Ça a perdu énormément de mystère. Pour moi, le symbole de la médiatisation du Festival, c'est que l'image soit abîmée à cause des télévisions, du journal de 20 h, que tout soit exposé en plein jour. Avant, il y avait déjà les télévisions mais c'était la nuit, à 9 h. On voyait des espèces de flashes, des gens plus ou moins lumineux qui semblaient sortir de la nuit. Du coup, les photos étaient d'une beauté magique. Quand on compare les photos d'il y a vingt ans et celles d'aujourd’hui...
CD - Et c'est pareil pour la montée des marches. Les vraies vedettes de Cannes sont devenues les télévisions, qui ont toutes des micros extrêmement sensibles et du coup, on entend une espèce de brouhaha banal.
CD - C'est devenu très cru. Il ne reste que les images des télés et du bavardage. Dans les albums sur Cannes qui sont parus, on sent bien cette progression vers la photo d’identité.
CD - Plutôt dans les années 80. Quand les télévisions sont devenues indispensables au cinéma. C'est le revers de la médaille du poids de Canal+ dans la production de la quasi-totalité des films français. C'est comme les Césars, c'est devenu un spectacle de variétés. Les gens sont contents de tout voir, les robes, les belles filles... Par exemple, je ne comprends pas pourquoi on ne fait pas l'éclairage de la scène avec des poursuites. Si on voyait arriver les gens dans le halo lumineux d'une poursuite, ce serait beaucoup plus beau, au lieu de les éclairer des pieds à la tte. Il faudrait que ça devienne un vrai spectacle. Maintenant, il faut juste respecter le timing des télévisions.
CD - Moi, ça ne m'amuse pas, c'est quelque chose de presque déprimant. Quand tout est fini, c'est un peu comme le lendemain de Nol: mme si on a eu plein de cadeaux, c'est fini. Le lendemain, c'est comme si vous n'existiez plus.
CD - ... Il y avait encore les grands producteurs américains mythiques...
CD - ... qui arrivaient avec leurs yachts, leurs cigares et leurs limousines, comme Sam Spiegel, qui vivaient comme des nababs, qui donnaient des ftes extraordinaires et passaient un mois à Monte-Carlo après le Festival. Moi, la première fois, j'avais 20 ans et j'étais vraiment comme une gamine. Avoir 20 ans il y a trente ans, ce n'est pas comme avoir 20 ans aujourd'hui. Maintenant, les actrices de 20 ans ont commencé à 15 et je suis étonnée de voir comment elles parlent. Elles savent vraiment ce qu'elles veulent. Moi, j'en aurais été incapable. C'était ça, la jeunesse: penser que tous les autres sont vieux et qu'il n'y a que vous qui tes jeune. Et puis les enjeux étaient quand même moins lourds. Aujourd'hui, la sanction est beaucoup plus immédiate. A l'époque, il me semble qu'on était moins vite rappelé à l'ordre, à la dure réalité matérielle, tout était plus artisanal et il y avait plus d'insouciance.
CD - Aujourd'hui, il y a des jeunes producteurs. A l'époque, les producteurs avaient 65 ans, c'était impressionnant; C'était ça, la jeunesse: penser que tous les autres sont vieux et qu'il n'y a que vous qui tes jeune. Et puis les enjeux étaient quand mme moins lourds. Aujourd'hui, la sanction est beaucoup plus immédiate. A l'époque, il me semble qu'on était moins vite rappelé à l'ordre, à la dure réalité matérielle, tout était plus artisanal et il y avait plus d'insouciance. Aujourd'hui, un films joue sa carrière en trois jours et il faut lutter pour l'insouciance. Si je voyais maintenant ces mmes producteurs américains sur mon écran de télévision, suivis 24 heures sur 24 par les caméras, je trouverais srement ça beaucoup moins mythique. Avec la télévision, vous tes obligé d'tre bien tout le temps, d'tre souriant tout le temps, vous êtes presque en apnée. On est obligé d'tre un peu plus conscient qu'on ne le voudrait, il faut faire un effort pour parvenir à garder un peu de naturel. Bon, il
faut fonctionner avec, mais moi, je ne suis pas sûre de gérer ça très bien. Cette année, je vais aller très peu à Cannes.
CD - Ecoutez, tout est possible et j'ai vraiment envisagé de ne pas y aller du tout. Parce que j'ai quand mme été très souvent en compétition et j'ai quelques souvenirs douloureux. Mais j'irai à la clture pour remettre une Palme. Comme ça, j'aurai l'impression que c'est quand mme quelque chose de cinéma. C'est le moment o on parle des films, qu'on soit d'accord ou pas avec le palmarès. Mais je reconnais que Cannes, c'est un peu comme la case prison du jeu de l'oie: une case obligatoire. On y reste quelques jours et après, on peut recommencer à jouer, sans avoir touché vingt mille francs (rires)... En plus, je trouve que le Festival est particulièrement difficile pour les films français, ils sont plus en danger que d'autres. Je sais qu'il m'est arrivé d'aller à Cannes, avec un film que j'aimais, en pensant que c'était une erreur d'y aller.
Mme de loin, est-ce que vous suivez le Festival?
M - Est-ce que c'est arrivé qu'un metteur en scène soit pris de panique et qu'il n’assiste pas à la projection?
M - Mais est-ce que ce n'est pas une forme de lâcheté par rapport à ses comédiens, une forme d'abandon?
M - Si ça arrivait à un de vos metteurs en scène...
M - Je me suis souvent posé la question de savoir si un metteur en scène a le droit de se protéger derrière ses comédiens.
M - Ce qui m'a toujours ému, c'est ce courage des acteurs... Eux ne peuvent pas se protéger. Quelqu'un qui écrit un bouquin peut se protéger.
M - Justement, c'est pour ça que j'ai beaucoup d'admiration pour les comédiens... Ils n'ont pas le choix.
M - Non, c'est beaucoup plus courageux d'être obligé d'affronter ça.
M - C'est proche mais plus difficile... Il faut dépenser plus d'énergie pour un scénario que pour un roman parce que c'est comme un mécano... il faut assembler des pièces. C'est assez ingrat.
Vous allez encore beaucoup au cinéma? (Catherine Deneuve se lève: deux amies l'attendaient au bar depuis dix bonnes minutes. Elles s'en vont. La conversation continue avec Patrick Modiano.) |
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