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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Rézo Films
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Production : Lola Films, Ciné Cinémas, Noé Prod. Distribution : Rézo Films Réalisation : Abdel Kechiche (Abdellatif Kechiche) Scénario : Abdel Kechiche, Ghalia Lacroix Montage : Antonella Bevenja, Ghalia Lacroix Photo : Lubomir Bakchev Durée : 117 mn
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Sara Forestier : Lydia
Osman Elkharraz : Krimo
Sabrina Ouazani : Frida
Nanou Benhamou : Nanou
Hafeth Ben-Ahmed : Fathi
Aurélie Ganito : Magalie
Carole Frank : La prof de français
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L'Esquive
France / 2004
07.01.04
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Commençons par la fin. L'Esquive, 300 000 spectateurs grâce aux critiques louangeuses et au bouche à oreille, s'accapare 4 César en 2005, un an après sa modeste sortie hivernale. Et pas des moindres : meilleur espoir féminin (Sara Forestier), meilleur scénario (merci Marivaux), meilleur réalisateur et meilleur film. La France a son Shakespeare in Love. Moins sexy, moins romancé, moins lisse. Plus rocailleux (pour ne pas dire racaille). Les 6 nominations aux César complètent un palmarès qui va d'Istanbul (prix de la critique, prix spécial du jury pour le casting) à Belfort (Grand prix du jury, prix du public). Bref L'Esquive serait le film de l'année.
Dans la veine d'Etre et avoir, soyons heureux de croire, encore, que l'éducation et notre culture (pas n'importe laquelle : la classique), vont élever nos masses non laborieuses et améliorer le sort des jeunes de nos banlieues (qui ont le choix entre caissier chez H&M ou fonctionnaire à la Poste). Cela plaît aux Parisiens d'observer ces ethnies bizarres au langage imagé, les corps encore sexy et l'exotisme de leur condition sociale favorisant la fascination. Croit-on vraiment que seuls les jeunes de banlieue sont comme ça? Croit-on toujours que les vers et les rimes vont apporter la Lumière dans leur sombre désespoir (je caricature)? Ce n'est plus Shakespeare in Love c'est Le cercle des "djeunz" disparus... Les professionnels de la profession se sont sans doute donnés bonne conscience, voulant prouver leur esprit tolérant, ouvert, non discriminatoire. Tout en flattant le lectorat "Télérama". Mais quelque part, n'est-ce pas plus cynique d'avoir tant de condescendance envers nos voisins des faubourgs (de l'autre côté du périph') alors qu'on n'y fout jamais les pieds (n'est-ce pas chers collègues du 7ème Art?).
"E ki c ce Marivo?" Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, né sous Louis XIV (1688), mort sous Louis XV (1763, avant la Révolution Française donc). Connu pour quelques pièces comme La Double Inconstance, La Fausse Suivante, Le Triomphe de l'amour, Les jeux de l'amour et du hasard. Cela a donné un adjectif qualificatif : le marivaudage. Il fut considéré comme le plus grand auteur français pour le théâtre à cette époque. Il écrivait des comédies romantiques et pétillantes. Clairement il invente un ton, un style. Souvent adapté au cinéma ou à la télévision, notamment par Benoît Jacquot ces dernières années, L'Esquive prend sa source dans Le Jeu de l'amour et du hasard, écrite en 1730 et jouée 1600 fois à la Comédie Française (son méga hit). Pièce sur le jeu des apparences, des faux semblants, de l'amour déguisé. Marivaux, de son temps, donnait déjà la parole à ce peuple qui allait se soulever un demi siècle plus tard. Aujourd'hui l'auteur est l'un des plus joués en France, avec Molière et Feydeau. A la Comédie Française, en 320 ans, Marivaux est dans le Top 5 des "writers" (après Molière, Racine, Corneille et Musset). Le legs, L'épreuve, Les Fausses confidentes sont parmi les rares pièces jouées plus de 700 fois dans le vénérable théâtre. Bon, et comme ce n'est pas dans nos habitudes de faire dans le people, vous ne saurez rien sur la mort de sa femme, sa fille au couvent, ou le scandale de ses amours.
2003. Dans le 9-3. Seine Saint-Denis, futur, éventuel, QG des J.O. de 2012. A Franc-Moisin (entre voisin et moisi ils ont pas su choisir). "Au départ, les gens du quartier étaient très méfiants. Au Franc-Moisin, ils avaient déjà accueilli des équipes pour divers reportages, et ils s’étaient sentis trahis par le résultat. De nombreuses personnes sont venues nous dire à quel point elles se sentaient insultées par l’image qu’on leur renvoie d’elles-mêmes. Mais dès l’instant où on leur a expliqué le propos du film et qu’elles en ont compris l’enjeu, un véritable rapport de confiance s’est installé", justifie Abdellatif Kechiche, réalisateur et scénariste de L'Esquive. "On a fait une telle stigmatisation des quartiers populaires de banlieue, qu'il est devenu quasiment révolutionnaire d'y situer une action quelconque sans qu'il y ait de tournantes, de drogues, de filles voilées ou de mariages forcées. Moi, j'avais envie de parler d'amour et de théâtre, pour changer."
Reste la langue du coin. 5 minutes en RER de Gare du Nord et on se croit ailleurs, selon le cinéaste et les critiques. Pourtant on entend cette langue Place de Clichy, aux Halles, sur les Champs... Si l'on est un tant soi peu curieux. "Je voulais démystifier cette agressivité verbale, et la faire apparaître dans sa dimension véritable de code de communication. Une sorte d'agressivité de façade qui cache bien souvent de la pudeur, et même parfois une véritable fragilité, plus qu'une violence à proprement parler". Dans L'Humanité il va plus loin dans ses intentions : "Ça me faisait plaisir de mélanger les deux formes de langage. J’aime beaucoup le langage de Marivaux mais j’aime beaucoup celui de ces jeunes que je trouve très inventif. C’est un mélange culturel." Contrairement à La Haine, aucun dictionnaire n'est prévu à l'entrée des salles. Tout le monde semble décoder le "djeunz". Reste que le discours aux César de Sara Forestier, pourtant seule "professionnelle" du casting, a choqué par son manque de construction, de vocabulaire et ce côté un brin vulgaire qui conforte les "djeunz" dans l'image que les "bourges" s'en font. On n'en sort pas. La jeune Forestier avait fait un peu de figuration, notamment à la télé, avant de tourner dans un Lelouch (la suite du Genre Humain) et pour Michel Deville (dans une adaptation de Feydeau, Un fil à la patte). Autre chanceuse, Sabrina Ouazani, nommée elle aussi au César du meilleur espoir féminin, qui a pu jouer dans Trois petites filles, après avoir fait L'Esquive.
On imagine bien que le montage financier ne fut pas simple, tant le sujet n'était pas vendeur, sans vedettes. "J’ai envoyé la première version du scénario à une cinquantaine de producteurs sur la place de Paris, au CNC, à toutes les chaînes de télés. Ils l’ont tous refusé." confirme le cinéaste. Le tournage a donc été contraint par ses limites économiques. Le budget divisé par cinq sur les prévisions a obligé à tourner en numérique, et non en 35 mm, comme il en était question. En 6 semaines et quelques tout fut bouclé, alors que l'idéal était de dix semaines. Les sacrifices (techniciens, acteurs, repas, costumes) ont permis de boucler le projet, financé uniquement par un producteur qui n'y croyait qu'à moitié.
Pourtant Abdellatif Kechiche, 44 ans, né en Tunisie, n'est pas un inconnu. Comédie, par intermittence, il avait réalisé le très joli La Faute à Voltaire, en 2000, primé à Namur, Angers et même Venise!
Avec ses César, nul ne doute que les producteurs et les professionnels lui ouvriront leurs portes. C'est le jeu, hypocrite marivaudage, du système. Mais voilà, ça ne servira même pas de leçon : on continuera de produire des Iznogoud et autres films avec vedettes de "tévé". On pourrait rêver à ce qu'aurait pu être, artistiquement, L'Esquive, avec un peu plus de moyens...
Mais c'est un peu comme croire qu'on peut transformer des cités en quartiers pavillonnaires à 100 K euros l'unité. vincy
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