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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Production : Courage mon amour Distribution : Mk2 diffusion Réalisation : Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy Scénario : Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy Montage : Sandrine Deegen, Fred Meert, Christian Monheim Format : 35mm 1.85 Décors : Laura Couderc Son : Fred Meert, Christian Monheim Musique : Jacques Luley Costumes : Claire Dubien Maquillage : Nathalie De Hen Durée : 84 mn
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Fiona Gordon : Fiona
Dominique Abel : Julien
Lucy Tulugarjuk : Nattikuttuk
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L'iceberg
Belgique / 2005
05.04.06
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Rafale d'air frais (et marin) dans les salles cette semaine, le premier Sea movie belge de l'histoire du cinéma arrive sur nos écrans. Et quand même, ils s'y sont mis à trois pour réaliser ce conte burlesque poétique et hilarant qui parle de "notre héroïsme dérisoire, notre prétention naïve, notre besoin fondamental d'amour, de surpassement et du cortège d'échecs, de ratages, de désarrois temporaires qui égratignent notre optimisme sans jamais en venir à bout." Eux, ce sont Fiona Gordon, Dominique Abel et Bruno Romy, trois artistes issus de l'univers du cirque, du théâtre et du court-métrage.
Au commencement, il y a Fiona Gordon, comédienne canadienne née en Australie et vivant en Belgique, et Dominique Abel, un Belge diplômé en Sciences économiques qui se met au théâtre. Ils étudient tous deux à Paris, avec Jacques Lecoq, Monika Pagneux et Philippe Gaulier, puis se lancent dans des spectacles burlesques et visuels qu'ils créent, interprètent et mettent en scène. Le dernier en date, Histoire sans gravité, présenté à Avignon en 2002, suscite une cascade de superlatifs, d'"onirique" à "fantastique", en passant par "poétique", "burlesque" et "extravagant".
Lors d'une tournée en Normandie, le duo rencontre Bruno Romy, lui-même touche-à-tout revendiqué, ancien clown et régisseur de théâtre, qui s'est lancé dans le cinéma (courts métrages, documentaires, vidéo) à la fin des années 80. Ensemble, ils réalisent Merci Cupindon (1994) qui est primé dans plusieurs festivals, dont celui de Namur. Chacun continue sa route, mais le trio collabore régulièrement sur des projets vidéo, cinématographiques, théatraux… De cette complicité germe le projet d'un long métrage qui mettra plus de cinq ans à voir le jour.
Influences
Quand trois artistes s'associent pour réaliser un long métrage exigeant et foisonnant, difficile d'attribuer la paternité de l'œuvre plus à l'un qu'à l'autre. Et ça tombe bien, car Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy se considèrent avant tout comme un collectif d'auteurs. "Notre trio ne fonctionne pas sur une délégation de responsabilités, expliquent-ils. Le partage est permanent, à commencer par le scénario. Au bout de trois ans d'écriture, nous avions notre script collectif, où aucun de nous n'était capable de reconnaître ce qu'il avait écrit personnellement." L'influence, elle, est facilement identifiable. Les trois réalisateurs eux-même citent spontanément Chaplin, Keaton, Linder… les grands burlesques de la première moitié du vingtième siècle, et leurs descendants plus ou moins avoués : Otar Iosseliani, Aki Kaurismäki, Jacques Tati.
Hasard de l'actualité, à une semaine d'intervalle sort un autre film inspiré par ces comiques du passé : Cabaret paradis, réalisé par le duo Shirley et Dino (Corinne et Gilles Benizio, fondateurs de la compagnie Achille Tonic). A première vue, étrange idée que de comparer les deux films. Différence de notoriété, de style et même d'humour. Et pourtant, si le résultat final est en effet assez différent, on ne peut s'empêcher de voir dans les deux œuvres une filiation commune évidente avec l'univers du spectacle vivant et la veine burlesque du cinéma. En plus des comiques de l'âge d'or du muet, Shirley et Dino citent volontiers Bourvil, Fernandel, les Marx Brothers ou encore les comiques italiens. Ils avouent s'être même parfois posé la question, pendant le tournage de Cabaret paradis : "Que ferait Buster Keaton ?", "Comment réagiraient Laurel et Hardy ?"
Tronc commun
Tout comme Fiona Gordon, Dominique Abel et Bruno Romy, Corinne et Gilles Benizio ont en plus l'expérience, primordiale, de la scène. D'un côté comme de l'autre, ce sont des années à enchaîner les festivals et les tournées. Quand Fiona Gordon et Dominique Abel inventent un univers bien à eux, mêlant le cirque, le mime, la danse et même les ombres chinoises, les deux interprètes de Shirley et Dino imaginent des spectacles sur le thème du music-hall. D'où l'aspect "paillettes", clinquant, qui ressort de leur film, et cette connaissance du milieu du cabaret qui en est le coeur.
"Nous sommes tombés amoureux du cabaret très tôt et nous avons voulu en faire contre vents et marées, explique Corinne Benizio. "Alors, bien sûr, nous avons rencontré plein d'artistes de music-hall qui nous ont raconté leurs souvenirs, leurs anecdotes. Dans le lot, il y avait leurs ratages qui nous faisaient beaucoup rire." Du côté des créateurs de L'iceberg, on s'intéresse aussi aux ratages, mais ceux, plus familiers, de la vie courante. Ces petits tracas quotidiens qui nous compliquent parfois dangereusement la vie, comme une écharpe qui se prend dans une poignée de porte… et enferme sa propriétaire dans la chambre froide, ou une distraction naturelle qui conduit à enfiler ses vêtements à l'envers. D'un tronc commun (la maladresse de l'Homme et l'exceptionnelle propension du destin à lui mettre des bâtons dans les roues), les deux collectifs d'artistes tirent des films drôles et légers, à la mécanique pourtant totalement distincte.
La mécanique du rire
Si l'on rit à peu près autant devant L'Iceberg et Cabaret paradis (quoiqu' avec un avantage pour le premier), on ne rit pas de la même manière, ni pour les mêmes raisons. Chez le trio Abel, Gordon et Romy, l'humour ne repose pas sur une base psychologique, un traitement dialogué ou des ressorts scénaristiques. Chez eux, tout est avant tout physique et visuel. Le film étant presque muet, les spectateurs n'ont rien d'autres à quoi se raccrocher que la gestuelle, le mouvement des corps et l'harmonie (ou la dissonance) entre le décor et le personnage. Ainsi cette extraordinaire séquence de petit-déjeuner, où le mari de l'héroïne et ses deux enfants beurrent leurs tartines en chœur et avec une application touchante, sur une durée qui semble interminable. Pas de gag, aucun incident, juste cette scène quotidienne poussée à l'extrême, et le rire est là.
Chez Shirley et Dino au contraire, l'humour passe autant par la parole que par la gestuelle. Pour son passage au grand écran, le duo a pris soin d'écrire un scénario très construit, avec une intrigue simple mais solide (le sauvetage d'un cabaret ringard condamné à la fermeture) prétexte à de nombreux gags et rebondissements. Sur cette structure attrayante, il lui suffit ensuite de greffer des personnages potentiellement comiques, des jeux de mots à foison et des situations propices aux gaffes pour avoir accompli la moitié du travail. Sans oublier les éléments préexistants propres à l'univers de Shirley et Dino : références culturelles, physiques très marqués, rires tonitruants… le tout accompagné d'une pincée de cartoon.
La mécanique du rire dans Cabaret paradis repose donc à 90% sur le duo Shirley-Dino : leurs tics de langage, leur personnalité et surtout leur manière d'interagir l'un avec l'autre provoquent la grosse majorité des gags qui émaillent le film. Ils ne se contentent d'ailleurs pas de faire rire le spectateur installé devant l'écran, ils provoquent aussi l'hilarité chez le spectateur de fiction, celui qui assiste aux numéros du cabaret. Leur comportement est donc présenté d'emblée comme objectivement drôle, mais involontaire, car dû à une maladresse et une naïveté chroniques. Au cœur du rire, il y a la moquerie, notion absente du film de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy ou à l'inverse, les personnages ne rient jamais les uns des autres. Seul le spectateur, en raison du décalage, rit de ce qui se passe à l'écran. Le trio recherche la fragilité dans ses personnages et les observe avec un humanisme qui rend le rire émouvant, quasi compassionnel. On ne rit pas d'eux, mais avec eux.
Mise en scène rigoureuse
Contrairement à Cabaret paradis, L'iceberg refuse les solutions trop évidentes. Fiona Gordon et Dominique Abel se sont donc extraient de leur duo traditionnel pour permettre au film de reposer sur des séquences en "solo" où chaque personnage agit indépendamment des autres, ou bien sur des scènes chorales mêlant habilement acteurs professionnels, élèves d'ateliers théâtre et habitants de la région. Ils ont également choisi une mise en scène rigoureuse, très épurée, qui utilise exclusivement le plan séquence fixe (150 en tout) afin de préserver la continuité temporelle dans laquelle s'épanouit le mieux la comédie. Il leur semblait aussi important de laisser plus de liberté au spectateur.
Shirley et Dino se sont, eux-aussi, posé la question du plan séquence. "Dans la comédie, il faut interrompre le jeu le moins possible, souligne Gilles Benizio. Mais nous avons dû faire un peu marche arrière parce que le cinéma, c'est aussi les gros plans, la comédie et le découpage." Chez eux, l'usage des gros plans sur les visages et la mobilité de la caméra permet souvent de montrer un peu brutalement où il faut regarder pour rire.
Au final, cette différence d'héritage entre le trio de L'iceberg et le duo de Cabaret paradis se traduit par l'existence de deux œuvres aux racines communes mais au destin divergent. Le premier fait preuve d'une exigence et d'une sincérité qui risquent de laisser certains spectateurs sur le bord du chemin. Le second, qui bénéficie dès le départ d'une notoriété importante, a été conçu pour plaire au grand public qui se déplacera probablement en masse. Il est évident que malgré son rythme inégal et son enthousiasme un peu forcené Cabaret paradis correspond aux critères actuels de la comédie à la française : adaptation d'une franchise existante et réputée, intrigue balisée, vaste éventail d'humour susceptible de balayer large, etc.
Loin d'en faire un mauvais film, cela rend surtout le rapport de force (qui se calcule en nombre d'écrans) particulièrement inégal. En face, L'iceberg, fruit d'un travail de longue haleine et du courage financier de quelques rares institutions culturelles, ressemble à un ovni : auteurs inconnus du grand public, histoire minimaliste, pénurie de dialogues... Pas vraiment le même monde. Pourtant, il est inutile de renvoyer dos à dos les deux œuvres, car elles sont plus complémentaires qu'antagonistes. Mieux vaut donc laisser sa chance à chacune.
Après, s'il ne devait vraiment en rester qu'un… peut-être faudrait-il alors privilégier l'audace, la poésie et la folie de L'iceberg .
MpM
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