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TRAFIC
"- J'adore le ski, mais ici la neige..."
Il y a des films qui vous frappent. Comme un coup de poing, avec la même dureté, la même douleur. Et puis on se relève, on refait le film. On cherche à comprendre. Bertrand Tavernier, cinéaste et documentariste, personnalité engagée politiquement, cinéphile passionné, a réalisé un film qui peut se rapprocher du Soderbergh (Traffic et la drogue) et s'affilier à Ca commence aujourd'hui (par les mêmes scénaristes), en tissant des liens entre la précarité sociale et l'éducation nationale.
Il décortique, décrypte ce qui peut apparaître comme un désir : la volonté d'avoir un enfant. La souffrance de ne pas pouvoir en faire un. Il y a un mélange de détresse, d'espoir, d'impuissance et de détermination à démarcher administrations et orphelinats pour donner un amour immense à un enfant du bout du monde, sans liens du sang ni du sol. Cela défie notre morale, notre préjugés sur la famille, notre vision de la famille. Et c'est ce qui rend beau le geste de l'adoption.
Mais Tavernier n'a jamais été un candide ni un naïf. Et c'est là toute sa force. Il nous déracine dès la première image. La France sera absente, lointaine, provinciale. Nous ne sommes pas dans un univers élitiste ni parisien. Nous allons voir des occidentaux moyens, parfois mesquins, souvent touchants car terriblement humains. Autour du couple principal, une nuée d'hommes et de femmes qui se battent avec leurs forces et faiblesses pour obtenir un "produit" pas comme les autres. Ce portrait d'expatriés, pas franchement glorieux, mais très juste, est l'une des grandes réussites du film. Mention spéciale à quelques comédiens comme Pierrot ou Guirao, aidés certainement par la générosité de leurs personnages.
A la seconde image, le cinéaste nous présent un Cambodge aux frontières de l'hostilité, complètement "déglamourisé". Mousson divine, moustiques omniprésents, boue salissante, et Internet, le téléphone portable, la corruption, les mines, les prothèses... Rien de très sexy (et la musique ringarde n'aide pas). Ce profil d'un pays détruit par un génocide récent (et toujours pas jugé) est un personnage à part entière. Car il oblige les Français de Thionville ou d'Aurillac à se confronter à une autre réalité : pas seulement celle de leur simple désir d'enfant mais aussi celle d'un pays incapable de donner un avenir à ses orphelins.
Car - et c'est toute l'intelligence du scénario - chacune des pistes est explorée, chacun des enjeux est examinée, sans que ce ne soit didactique. Les réponses apportées et le respect de la culture cambodgienne telle qu'elle est filmée, conduisent à d'intéressantes questions sur le rôle global et mondial de ce flux migratoire pas comme les autres. Dans ce métissage non complaisant de personnages faillibles et de situations absurdes, de répliques humoristiques et de réactions à bout de nerfs, Holy Lola se transforme en un voyage familier et familial, dépaysant et présent.
Pour cela Tavernier est parvenu à un équilibrage rare entre fiction et reportage, entre cinéma et documentaire, entre son regard politique sur ce pays et son regard cinéphile sur ses comédiens. Il s'aide aussi d'un couple de cinéma dont l'alchimie percute dès la première séquence. Isabelle Carré est insupportable, invivable, irritable, et adorable dans cette incarnation d'une femme fragile, qui doute de sa motivation. Orgueilleuse et capricieuse, son personnage, relativement ingrat, est sauvé par le jeu en mode mineur, infiltré de l'intérieur, de la comédienne. Mais c'est surtout Jacques Gamblin qui nous ébahit, une fois de plus, impressionnant de beauté, de solidité, de légèreté. Leurs emballements, frustrations, découragements entraînent une guerre des nerfs permanentes et une étendue de jeu, du rire aux larmes, vrai pain béni pour un acteur. Qui espérons-le pour eux ne seront jamais des marques de cigarettes, comme Alain Delon là bas ("Je ne fume jamais les acteurs.").
Au milieu de cette loterie humaine et si injuste, où les couples sont tous au bord de la falaise, prêts à abandonner ou plonger dans le vide, Tavernier, avec une caméra dynamique, un découpage rythmé, nous offre quelques récits, quelques témoignages, et nous ouvre les yeux sur une culture étrangère. "Le Cambodge est un pays où tout le monde sourit et a le coeur brisé." Il y installe un vrai suspens, une course contre la montre palpitante, un compte à rebours nerveux, où l'égoïsme, l'argent, les tensions créent des petits drames et giflent les grands espoirs. "Trop de cons". Disons pas assez de tact. Car face à une bureaucratie kafkaienne, dans un marché si concurrentiel, les Français, regroupés en communauté dans un huis-clos trois étoiles, partagent leurs expériences mais sont prêts à éliminer le moindre maillon faible. Doit-on en arriver-là? En pesant le pour et le contre, en filmant cette histoire où la quête n'est pas un trésor au fond d'une grotte, Tavernier reprend les codes du polar et du film d'aventure, et y insuffle une dimension humaniste qui fait souvent défaut dans le cinéma d'aujourd'hui. Lola, McGuffin adorable, est avant tout le Graal ou une Jade précieuse qui reflète toutes les interrogations sociétales de notre époque : mondialisation, immigration, définition de la famille, coopération, consumérisme, ... Elle est un enfant de l'avenir. C'est là sa beauté : Holy Lola ne manque pas d'amour.
vincy
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