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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Lust, Caution (Se, jie)
Taiwan, Chine / 2007
16.01.2008
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ADIEU MA CONCUBINE
"- Si je vous disais que je vous hais?
- Je te croirai."
Souvent, les cinéphiles se méfient des oeuvres épiques et virtuoses, par peur de l'illusion du spectacle et de ses émotions. Pourtant, le cinéma a toujours aimé l'ampleur, flirtant avec envie vers l'opéra. Fasciné par les grandes tragédies et l'Histoire, le 7e Art ambitionne d'être parfois considéré comme grandiose. Ici, ce sujet à la fois historique, politique, romantique et tragique, cette production aux allures "hollywoodiennes" tournée dans des studios chinois auraient pu nous donner un de ces objets kitschs sur fond de carton pâte où l'eau de rose noie toute initiative artistique. Mais rien de tout cela ne qualifie cette histoire d'amour fatal.
Habitué à un cinéma plus intimiste, au plus près des sentiments et de leurs défaillances, Ang Lee, a toujours privilégié le fond, quitte à s'aventurer sur la forme. Il a ainsi situé, les dilemmes cornéliens et conflictuels de ses personnages dans des cadres très différents : la comédie de moeurs américaine, l'Angleterre de Jane Austen, la génération post hippie, le western, le comics, les Arts martiaux... Lust, Caution n'échappe pas à sa règle. Dans la grande tradition des transpositions historiques - ne serait-ce que cette Chine colonisée au coeur de films aussi marquants que L'Empire du Soleil et Adieu ma concubine! - le réalisateur use d'artifices plus contemporains pour divertir autant qu'approfondir. Il mélange les genres - suspens, thriller, romance, pornographie soft, politique, ... - et dynamise son récit avec un montage déjouant la chronologie et accentuant la dramaturgie. Il usera même du ralenti pour suspendre le temps et mettre en scène le suspens.
Epicé
Mais, avant tout, le film est un portrait d'une Chine cosmopolite et même hétérogène, d'une période trouble expliquant l'inimitié entre l'Empire du Milieu et celui du Soleil Levant, d'une femme partagée entre son devoir et ses sentiments. Ang Lee épice à sa manière une histoire classique qui rappelle le récent Black Book de Verhoeven - une femme doit servir d'appât pour tendre un piège à un ennemi idéologique et tombe amoureuse de lui. Il y glisse subtilement le fétichisme (la bague, objet tentateur cristallisant la passion et déclenchant les destins de chacun), les masques (le théâtre où l'on se prend à confondre le jeu et la réalité, le personnage et son identité) et l'érotisme (sensuel, masochiste et cru). Entre luxure et danger, attirance et trahison, dépendance et méfiance, la relation entre la résistante et le collabo installe le film sur un fil toujours fragile, où les flash backs et les retournements de situations provoquent les tensions et manquent de le faire trébucher dans les excès habituels du cinéma actuel.
Ce ne sera jamais le cas. Malgré la durée du film, sa complexité narrative, les codes propres à la civilisation chinoise que le spectateur occidental ignorera, Ang Lee nous livre un spectacle aux qualités esthétiques, artistiques et scénaristiques indéniables. Porté par de comédiens charismatiques, et notamment la révélation Tang Wei, dans une atmosphère autant intrigante qu'inquiétante, Lust, caution se régale de ses tonalités assombries par un contexte crépusculaire. Le mystère qui enrobe les enjeux ne se dissipera qu'au final, lucide et peu romanesque. Contrairement à Veroheven, Lee refuse une fin convenue ou morale. Là où Black Book avait échoué à nous emballer jusqu'au bout, Lust, Caution parvient à imprimer sa marque en ne faisant aucune concession à son destin sanglant. A l'image de cette trace de rouge à lèvre sur la porcelaine blanche... A l'image encore de ce canapé recouvert d'un drap blanc, adéquat pour accueillir un salaud ensanglanté, linceul compris. Le pacte est en trois temps : l'espérance scellée (une poignée de main), l'innocence rompue (un assassinat), la souffrance révélée (une bague offerte).
Sucré salé
L'exaltation des sens et l'expiation des pensées ne sont d'ailleurs exprimées qu'à travers des gestes imperceptibles et travaillés, des détails étudiés dans les décors, un perfectionnisme qui a fait le talent du cinéaste. Ang Lee introduit aussi quelques clefs avec un sens du cadre qui déstabilise à prime abord. Mais on jurerait que dans chacun des plans il y a deux amoureux et un traître, ce dernier pouvant être un personnage, un objet, un sentiment. Sans doute aussi le film est aidé par le physique de cette héroïne, aussi à l'aise dans son costume de bourgeoise citadine impudique que de jeune étudiante venue des campagnes. La pauvre est bien maltraitée : son dépucelage est misérable et peu jouissif, et son premier orgasme sera obtenu après quelques violences physiques...
Le spectateur est transporté : il en oublie le temps qui passe. Le cinéma plus majestueux que somptueux de Ang Lee s'amuse avec la chronologie et les tourments des personnages. Même le sexe n'est pas "wongkarwaien". Il est bien présent, aisselles non épilées, poignets attachés, corps noués, pénis en érection, seins déployés, hanches collées, dents mordantes, tétons tendus, culs saillants... OK pour le kamasutra, mais pas de strip langoureux : plutôt un rapport brusque entre dominant et dominé, par derrière, tel un viol consenti. La belle se sent bien sous l'emprise de la bête. Ce sont deux survivants, deux solitaires qui s'entrechoquent puis fusionnent pour évidemment se perdre, tomber dans l'abîme d'une liaison non viable. Les rapports sexuels sont bien imaginés par le cinéaste et son scénariste - dans la nouvelle la relation charnelle est à peine esquissée. Ce n'est ni ostentatoire, ni grotesque, juste beau. Tandis qu'ils se complaisent dans leur extase, on ressent leur plaisir. Mais évidemment la torture, la mort, la douleur ne sont jamais loin avec un chef de la sécurité. La perversité empoisonne cette beauté comme la débauche ne peut avoir lieu que dans une forteresse, l'abandon ne peux exister que dans le secret. Il a besoin qu'elle saigne pour qu'il se croit en vie, preuve que le "je" des deux êtres a disparu avec leur "jeu". L'un des deux perdra la vie en faisant éclater la vérité du je. La possession s'arrêtera quand l'un des deux sera libéré. Cette aliénation soutient toute le scénario et démontre bien que l'emprise d'un être sur un autre est néfaste. La musique envoûte tout autant et nous envole. Nous sommes alors aussi perdu, tremblant, frémissant, amoureux que ce personnage qui vient de sauver son amour en causant sa propre perte.
Amer
Le désir a fait place aux larmes. Irréversible fatalité où l'Histoire, un bref temps, donnera raison aux plus faibles. Ang Lee, taiwannais, a eu le culot de réaliser un film où ses concitoyens sont les ennemis d'une Chine revendiquant aujourd'hui son impérialisme sur Taiwan, où le communisme a forgé des jeunes révolutionnaires idéalistes. Ce n'est pas la moindre des qualités du réalisateur d'avoir osé un film où l'on se souvient moins des effets sensationnels (le sexe inclus) que du point de vue politique et de la puissance romantique. La force émotionnelle résulte avant tout de ce double destin tragique : la fin d'une Chine démocratique et celle d'une passion dévastatrice. Avec ce réalisateur, les histoires d'amour ne finissent pas seulement mal en général, elles laissent une saveur amère. v.
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