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HANTISE
« - Tu veux une autre vie.
- Pas une autre vie. La vie, la mienne, enfin. »
Rarement un film n’aura été aussi envoûtant que L’Autre. L’héroïne est aussi sous son emprise, errante dans des lieux sans âmes, peuplés de fantômes ou de silhouettes interchangeables. Elle est aliénée par une jalousie qui la « maraboute », comme une sale migraine, qu’elle ne parvient pas à calmer, qu’elle essaie d’assomer à coup de marteau, sans se rendre compte que c’est son crâne qu’elle frappe.
Le duo d’auteurs Bernard et Trividic installent ainsi leur spectrale femme « occupée » par sa rivale dans une atmosphère pregnante, flottante, inspirante. Sinueux mystères qui se faufilent dans un monde moderne, minéral et flippant. Des No Man’s Land, des zones urbaines de transition – bretelles d’autoroutes, parkings géants, friches servant de raccourcis… - où l’on ne se sent nulle part, ou ce centre commercial clinquant, qui sert de rendez-vous, qui illustre ce consumérisme amoureux qui détruit, avec le temps, le désir, les sentiments. L’amour comme un produit qu’on jette, qu’on veut s’approprier.
Elle, Anne-Marie, n’est pas à une contradiction prêt. Elle croit être forte, elle veut être libre, elle rompt. Persuadée de son pouvoir, que le lien entre Alex (Cyril Guei, une révélation toute en suavité et patience) et elle ne peut pas se déchirer. « Je croyais que la différence d’âge c’était notre truc à nous. Et pas du tout, ce qu’il aime, c’est la femme mûre. » Quand une autre femme lui prend son ex, vulnérable, elle se laisse envahir par des idées de plus en plus destructrices, des paranoias de plus en plus périlleuses, des hallucinations de plus en plus concrètes. Elle est piégée par la jalousie, en devient machiavélique, et, plutôt que de savourer sa rupture, provoque les blessures, sans se soucier des points de suture.
Le film n’a rien d’un monstre recousu. Au contraire, tournoyant autour de ce personnage entre réel diurne et fantasme nocturne, il créé une ambiance fantastique, appuyée par une trame sonore recherchée. Ce Vampire possessif prêt à sucer pour maintenir sa domination sur son amant d’avant est tour à tour agressif, insultant, paumé, manipulateur, épieur, charmeur. Le débit des mots est lent, les gestes peu asusrés, la gravité et la légéreté s’entrechoquent en un battement de cil. Magnifiquement incarné par une Dominique Blanc épousant chacune des nuances d’un personnage perdant pieds, perdant la tête, cette quadra qui a peur de vieillir, qui a peur des autres, qui a peur de ne plus rien maîtriser – sa vie, ses amours, son corps – nous séduit à travers ses failles. Nervures qui laissent passer parfois la lumière, parfois l’ombre.
Difficile de concilier liberté et vie à deux, impossible de voguer en solitaire dans cette société d’ultra-surveillance, où la précarité est un douloureux rappel au réel, où les caméras espionnent même le vide.
Nous voici hantés. Compatissants parfois avec la rage de cette femme capable de traiter une inconnue de « connasse ». « Comment elle va ta vésicule de merde ? !» Avec les mots, parfois crus, d’Annie Ernaux, la mise en scène se concentre sur de très beaux plans, des cadrages insolites. Le film respire une forme de poésie moderne, au montage élégant, qui essaie de dépeindre la souffrance intérieure de son personnage. Mais comme elle le dit, la tâche est difficile ; comme « c’est long de découvrir ce que les gens ont dans la tête. »
Illustration cinétique fascinante de la déraison. « Je préférais quand vous étiez folle, je crois. Maintenant, vous avez l’air complètement foutue, ce qui n’est pas pareil. » Délicat et sophistiqué, le drame parvient très bien à délimiter les frontières d’un personnage et de son décor, qui n’en ont plus.
L’Autre est un blues, où l’ennemi est invisible. Un de ces films précieux qui savent montrer l’indicible, en partie par la grâce d’une actrice au sommet de son art. Une œuvre qui ne juge jamais les actes, qui capte tous les gestes, qui cherche une issue de secours à cette amoureuse en détresse.
vincy
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