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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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L'expédition (Abhijan)
Inde / 1962
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Le voyage intérieur
L’Expédition est un film en trompe-l’œil. Avant de basculer dans une fine analyse sociologique des rapports de domination entre les hommes, il débute comme un conte comique avec le duo du chauffeur de taxi grand et bourru qui vient d’une famille de guerrier, Narsingh, et son assistant petit et maladroit, Rama. C’est parce que le premier veut dormir que le second conduit et ne voit pas que, dans la voiture devant, un patron à lunettes veille. Narsingh reprend le volant et le double de façon dangereuse, une façon de prendre le pouvoir. Le patron ne peut le supporter et lui retire sa licence. La comédie se fait alors de plus en plus grinçante : à mesure qu’avance le récit, Ray démonte les mécanismes d’une domination qui pénètre tous les rouages de la société. L’Expédition est avant tout un grand film sur le pouvoir.
Car sur le chemin de sa région natale, Narsingh rencontre un autre patron qui le couvre d’argent, l’engage, mais le mêle rapidement à un trafic d’opium. Les scènes du licenciement et de l’embauche sont filmées de façon symétrique. Le premier patron est assis derrière son bureau tandis que le chauffeur de taxi se tient debout dans l’encadrement de la porte, déjà prêt à être poussé dehors. Le patron se lève pour le faire partir et bat furieusement un bâton – spectre du pouvoir – contre sa main. La plus grande des violences est dans un échange de regards muet. Le cadre lui-même dessine les lignes de démarcation d’une domination à laquelle on ne peut échapper. A l’inverse, le second patron le fait s’asseoir dans sa maison, son monde, et ne finit par s’asseoir lui-même, ou plutôt s’affaler, que lorsqu’il lui chante les mérites de leur future association. Le son d’une flûte se fait entendre ; Narsingh se laisse bercer par ces paroles de serpent qui le conduiront à l’illégalité. Le pouvoir de l’argent emporte ici la mise.
Il ne faut pourtant pas voir Narsingh comme la victime d’un système. Au contraire, il y participe, car Narsingh est aussi un maître. Son premier patron menace de le battre, mais c’est Narsingh qui passe aux mains en se défoulant sur son fragile assistant – qu’il maltraite tout au long du récit. De même, il avoue avoir pensé s’agenouiller pour le supplier de le reprendre à son service, mais c’est une femme vendue, Gulabi, qui elle s’agenouillera bel et bien devant lui. Et quand il retrouve un ancien ami de la famille, contre lequel tous le mettent en garde parce qu’il est chrétien converti – il s’appelle Josef ! – et vient d’une basse caste, le chauffeur de taxi s’imagine bien vite prendre possession de sa sœur, la belle Neeli.L’Expédition dessine donc une longue file de domination : l’esclave des uns devient tyran des autres, plus faibles… A ce titre, le récit ne se limite pas aux relations humaines, mais évoque en creux la présence sourde et dominatrice des pays occidentaux : l’utilisation de le langue anglaise est un pouvoir (le "get out" du patron, la porte de sortie de Neeli) et Narsingh conduit une voiture américaine, une Chrysler, ce qui fait l’admiration de tous…
En bas de l’échelle sociale, indéniablement, il y a la femme. Elle est ici déclinée en trois figures. La première ouvre le film mais est absente. Narsingh se confie à un ami : une femme l’a trahi et il refusera à présent d’en prendre une dans son taxi. L’image nous montre le reflet du chauffeur de taxi dans un miroir brisé – quelle plus belle façon de nous montrer que Narsingh est un homme brisé ? Plus tard, pourtant, contre une forte somme, Narsingh accepte de conduire Gulabi, mais la jeune femme reste entièrement couverte de noir, un paquet, un tas, à peine un être humain. Nous éloignant du point de vue de son personnage, le cinéaste prend grand soin d’humaniser la jeune femme dénonçant le côté aveugle des hommes : quand le visage de Gulabi dépasse, elle est en larmes. Elle revient plusieurs fois mendier l’affection de Narsingh qui lui propose, mi-goujat mi-chevaleresque (après tout, il ne profite pas d’elle), de dormir sur une chaise.
La troisième femme est une figure récurrente du cinéma de Ray : c’est Neeli, la femme cultivée, consciente d’être prisonnière d’un monde masculin. Symboliquement, Neeli est elle-même amoureuse d’un autre, considéré comme un sous-homme parce qu’il boite. Privé de l’apparence de la virilité, cet homme au regard apeuré a eu un passé de mauvais garçon avant de se blesser et de devenir celui qu’il est, le plus humilié de tous, donc le plus à même d’être aimé par la noble Neeli. C’est dans cette relation que l’on reconnaît la grandeur et la beauté des personnages de Satyajit Ray : Narsingh demande à Neeli de lui enseigner l’anglais, devient son ami, puis accepte, la mort dans l’âme, de l’aider à fuir vers une vie meilleure… avec l’autre, le sous-homme boiteux qu’il ne voulait pas considérer comme un rival.
En devenant ainsi moteur de sa propre trahison, il peut, après la douleur, voir ce qu’il n’avait jamais vu avant. Ce que lui offre Neeli, ce n’est pas quelques cours d’anglais, mais c’est un nouveau regard sur le monde : elle lui transmet sa soif de liberté, la fuite d’une domination mise en place depuis la nuit des temps et jamais remise en question. En le quittant, elle lui permet d’aimer l’autre femme, la femme vendue dont il ne veut pas voir l’amour fidèle et généreux. L’expédition du titre peut alors commencer : à Narsingh de délaisser la recherche effrénée du pouvoir et de l’argent, de sortir du jeu social, pour toucher du doigt l’autre côté du miroir, l’âme des choses. Les paysages de la région natale du cinéaste sont alors le reflet de ce parcours intérieur : Narsingh traverse des étendues entièrement plongées dans le noir avant de rejoindre les arbres aux racines visibles et de retrouver les siennes. L’Expédition est peut-être avant tout le portrait d’un homme qui méprise les femmes et qui finira par les aimer vraiment. Autant dire que, aujourd’hui, en Inde et ailleurs, le film reste éminemment politique et moderne
Martin
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