Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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Rapt


France / 2009

18.11.2009
 



LE FANTOME DE LA LIBERTE





En allemand, Graf avec un "f" veut dire "comte". Dans le film franco-belge de Lucas Belvaux, Graff avec deux "f" veut dire "président". Sébastien Graff est un homme très brillant, encore jeune, plutôt beau. À la tête d’un groupe puissant, il dévore la vie à mille à l’heure. Graff n’est pas né avec une cuillère d’argent, mais avec toute la panoplie de l’argenterie dans la bouche. Sa femme porte beau. Sa mère porte riche. Ses enfants se portent bien. Des Echos à Voici en passant par Le nouveau détective, sa gueule sexy de winner s’affiche à la une. Sur son passage, les nantis comme les défavorisés murmurent son nom avec envie. Graff : un patronyme qui déchire et semble aussi se déchirer quand on le prononce.

L’exposition de Rapt, librement inspirée de l’enlèvement du baron Edouard Empain en 1978, est exemplaire. En un minimum de plans, le businessman saute de rendez-vous en rendez-vous avec l’aisance un brin arrogante de la réussite. Un de ses mots séduisant mais définitif clôt un déjeuner. Il retrouve une maîtresse de passage pour la baiser dans une garçonnière. Puis, joue et perd gros au poker tard dans la nuit. Enfin, il rentre chez lui à l’aube dans un appartement haussmanien parisien ensommeillé.
Comme de nombreux hommes au sommet du pouvoir, Graff cloisonne son existence pour se shuter à l’ivresse. Histoire de soulager la pression, d’appartenir encore au commun des mortels, le président fait le grand écart entre les ors de la république et les tables obscures du jeu où rôdent les malfrats. Dès la fin du générique, la vie du héros bascule. Il se retrouve kidnappé, enchaîné, enfermé, amputé, amaigri, amoindri, avili.

Le film Rapt montre la passionnante et longue déchirure des cloisons organisées par Graff. Cloisons imbibées de sang. Celui que le Président lance aux yeux du monde avec une chance insolente. Celui du Président à qui les ravisseurs coupent une phalange en échange d’une rançon.
Depuis la trilogie Un couple épatant, Cavale, Après la vie (2001) et La raison du plus faible (2005), Lucas Belvaux atteint une vitesse de croisière avec des comédies dramatiques composées de personnages issus de milieux sociaux différents. Mêlés dans une même intrigue romanesque, tous sont enfermés à double tour dans leur réalité sociale. Avec Rapt, jamais le cinéaste n’a poussé aussi loin le paradoxe.

Comme sur des rails à aiguillages, le film va et vient des lieux mystérieux d’incarcération du président à son appartement familial où Françoise son épouse, Marjorie, sa mère, Véronique et Martine, ses deux filles, découvrent les facettes enfouies d’un homme qu’elles croyaient connaître.
La demeure de Graff, écrin cossu, mais éclaboussé par la presse à scandale, accueille comme une plate-forme dramaturgique les différentes catégories de personnages essentiels à la ramification du récit : les hommes et les avocats du président, les policiers précautionneux et méticuleux dans leur enquête, loin des clichés habituels.

Avec une froideur et une nuance rare dans l’écriture des scènes, Lucas Belvaux joue au Rubicube avec chaque famille de personnages. Tous annoncent leur couleur - ou plutôt leur douleur - face aux différentes vies de Sébastien : la famille salie par la presse à « sang-sensation », le groupe entaché par les frasques de son dirigeant, les ravisseurs barbares assoiffés d’argent. Au centre de toutes ces convergences, Sébastien Graff fond à vue d’œil au propre comme au figuré. Il n’est plus que l’ombre de lui-même dans un trou à rat tandis qu’il devient un fantôme aux yeux des siens.
Plutôt que s’attarder sur les arcanes du pouvoir, sur les secrets tapissés au fond de chaque être humain, le long-métrage montre crûment un tunnel infernal dans la vie d’un homme. Une succession d’emprisonnements où s’engouffre un être humain qui lâche, telles les pelures d’un oignon, tous les attributs de sa superbe.

Merveilleux directeur d’acteurs, Lucas Belvaux hisse sa distribution au plus haut dans une mise à scène deux temps, une réalisation au tempo "out" et "in". Le "out", le monde à l’air libre, évolue dans un découpage classique de champs contre champs avec des séquences où les groupes s’associent ou se divisent en fonction des intérêts. Le "in", l’enfermement, dilate son rythme se dilate et favorise les gros plans lors des face-à-face entre Graff et ses ravisseurs. Un seul bémol. Il aurait fallu que la caméra s’attarde plus longuement sur la solitude du prisonnier hors du temps, hors du monde. Des plans plongés dans le silence et dans l’ombre auraient encore mieux magnifié l’impeccable "décomposition" d’Yvan Attal. L’acteur se laisse littéralement couler dans son amaigrissement sans jamais céder à la performance. Figure hagarde, anorexique, presque christique qui nous hante longtemps.
Il faut rendre aussi hommage à deux formidables comédiens qui imposent en quelques scènes les nuances de leur personnage situé au-delà de la sympathie : André Marcon, le bras droit du président qui revendique les intérêts du groupe et Françoise Fabian, mère au cœur formaté par les codes de la grande bourgeoisie.
Dans le camp des ravisseurs, Gérard Meylan, toujours cagoulé, glace le sang quand il murmure "président" avec un accent marseillais baigné de fausse humanité.

Est-ce que l’existence d’un homme s’épaissit au fil des épreuves qu’il traverse ? Est-ce qu’un dénuement extrême est salutaire pour atteindre l’essence de sa propre psyché ? Rapt pose des questions, mais sans jamais donner de réponse, livrer de message. Et c’est tant mieux. La vie y est représentée comme une succession de boîtes brillantes ou délabrées. Tous ces compartiments grouillent et s’emmêlent comme des reptiles qui ne cessent d’éprouver, tel le serpent de l’Eden multiplié à l’infini, l’aspiration la plus profonde et la plus noble de l’homme : sa liberté.
 
Benoit

 
 
 
 

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