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DONNER POUR DONNER
« - Votre qualité préférée chez l’Homme ?
- Le poil. »
L’amour fou est un documentaire élégant, hanté par des fantômes. Un objet étrange. Portrait de deux hommes, dans ce qui les a unit, et dans cette mort qui les sépare. Hommage à l’un par l’autre, à YSL le génie éclairé par Pierre Bergé l’homme de l’ombre. Les regards se croisent peu. L’intimité reste à distance. Et pourtant, c’est vibrant. Le regard perdu, mélancolique, dépressif de Saint-Laurent contraste avec la détermination de son pygmalion. Le premier peuplait son environnement d’objets d’art, comme autant de personnages qui habitaient son univers créatif. Le second préfère s’en débarrasser, ne voulant pas s’embarrasser de matière, préférant le souvenir et l’esprit.
Cela débute avec les adieux à la scène en 2002, après 44 ans de carrière. Monologue évoquant Proust, cette recherche du temps perdu, Rimbaud, et les amours éventés. Emotion palpable. « J’ai choisi de dire adieu à ce métier que j’ai tant aimé. »
Cut.
Oraison funèbre de Bergé à son ami. Nouveaux adieux, en 2008. Il était la beauté, troublante et triste, si merveilleusement captée par Andy Warhol. On croise quelques fantômes, des squelettes, des stars archivées : Mick Jaeger, Bernard Buffet, Catherine Deneuve, Zizi Jeanmaire, Jack Lang, Oscar Wilde.
L’éloge d’YSL ne fait aucun doute. Homme sensible et nerveux, timide, il ne pouvait pas être un personnage de cinéma.
« - Est-ce que vous êtes content de cette collection ? - Je ne suis pas mécontent. »
Ça n’aurait pas fait une réplique, sauf chez Rohmer. Bergé, au contraire, joue. La caméra le suit, il s’en amuse. C’est parfois posé, et cet amateurisme fait sourire. Lui a le regard du lynx, perçant, fixe, pointant la caméra ou n’importe quel appareil photo. Il affronte quand son amant esquive.
L’amour fou est un travail de mémoire, un matériau pour que cet amour entre au musée comme un grand roi avait son mausolée. On peut vendre les objets, mais les sentiments doivent demeurer éternels.
Et pourtant ce que l’on retient, c’est l’humour décalé, un poil grivois de Saint-Laurent. Il aimait le sexe donc le jeune homme. Son bonheur ? Un grand lit, rempli. Mais, avec la drogue, l’alcool, ses béquilles de la dépression, il devenait de plus en plus vulnérable. Il n’était heureux que deux fois par an, à la fin de ses défilés. Bergé continuait de le porter, comme une croix. Jamais abandonné, le couturier. Aurait-il pu vivre sans son mentor ? Le documentaire nous oriente vers une réponse négative. Il fallait mieux que le départ se fasse dans cet ordre chronologique.
Côté calendrier, Thoreton fait revivre les années Palace avec sa disco Village People, les clopes au bec. Il y a une irrévérence qui donne une sensation d’honnêteté dans le propos. L’ironie de certaines situations donne le ton. Quand Bergé plaque son mec, il s’en va dans les luxueux palaces du Plaza Athénée ou du Lutétia. Quand on file un week-end en Normandie, on prend l’hélicoptère.
Mais celui qui a révolutionné la haute-couture, le doué précoce, ne se reconnaissait plus dans ce métier livré aux commerçants. Bergé mettra tout en vente et bâtira sa fortune sur cet empire décapité. Saint-Laurent combattra la maladie. De témoignages en visites de lieux, le documentaire effleure la vie de nantis qu’ils avaient. Rien qui ne puisse empêcher la chute.
Reste cet amour fou, cette fascination de l’un pour l’autre. Cette désolation d’être seul, loin de l’autre. Ce vide si bien illustré par ces paysages normands, gris et froids, baignés d’une musique presque « glassienne » et non glaçante. Visuellement, musicalement, le documentaire devient une belle histoire de cinéma. Un homme et un homme. Cha ba da ba da. Avec au fronton de ce panthéon, cette devise qui définit cette passion pour la couture et pour l’autre : « La gloire est un deuil éclatant du bonheur (...) et ça a été une souffrance. » Du Truffaut.
vincy
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