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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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LA VALEUR DE LA BICYCLETTE
"Les filles ne font pas de vélo."
La réalisatrice Haifaa Al Mansour, qui signe avec Wadjda le premier film saoudien de l’Histoire, a-t-elle vu Le voleur de bicyclette de Vittoria de Sica ? Connaît-elle le film, au moins de réputation ? On a envie de le croire, tant son premier long métrage s’inscrit dans la continuité de ce chef d’œuvre du néo-réalisme. Comme le cinéaste italien, elle utilise la bicyclette comme le symbole des aspirations d’un individu contraint par la société dans laquelle il évolue.
Chez de Sica, le vélo permet au personnage principal de retrouver un emploi après deux ans de chômage, et donc de renouer avec une certaine dignité. Ici, il s’agit pour la jeune Wadjda d’affirmer symboliquement son désir d’être reconnue en tant qu’individu et non niée en tant que femme. Car avec un vélo, elle devient enfin l’égale de son camarade Abdallah, et espère même le battre à la course, et donc le dépasser. Dans un pays aussi fermé que l’Arabie saoudite, où les femmes doivent se voiler des pieds à la tête et n’ont pas le droit de conduire une automobile, il s’agit bien sûr d’un rêve inconvenant, et parfaitement indicible.
Mais Wadjda n’a peur de rien. Forte et tenace, elle refuse d’intégrer les codes en valeur dans son pays et tient sa liberté pour acquise sans même prendre la peine de la revendiquer. Sincère et candide, elle refuse de se percevoir à travers le prisme qu’on voudrait lui imposer, celui des femmes discrètes, posées et quasi invisibles. Tout le film repose sur ce portrait confondant de justesse et de réalisme, servi par l’interprétation bourrée d’énergie de Waad Mohammed. Emporté par le dynamisme du personnage, le spectateur se laisse prendre par la main pour découvrir, en parallèle, les multiples réalités d’une société saoudienne terriblement coercitive.
En effet, le contexte de l’histoire permet à la jeune réalisatrice d’aborder plus ou moins implicitement les problèmes concrets posés par le cloisonnement entre hommes et femmes, comme la dépendance des femmes à l’égard de leur chauffeur, la difficulté de trouver un emploi sans côtoyer d’hommes ou encore la nécessité absolue d’avoir un héritier masculin. Elle porte un regard quasi documentaire sur cette société où se côtoient au quotidien modernité matérielle et archaïsme des mentalités, et elle le fait avec une grande fluidité de mise en scène qui démontre sa maîtrise des codes cinématographiques.
Même le scénario est un modèle du genre. Intelligent et équilibré, il contrebalance les inévitables moments lacrymaux ou un peu faciles par des événements imprévus et des situations cocasses qui empêchent tout angélisme, toute naïveté. Ainsi, la fin du film ne trompe personne : on sent que la réalisatrice a beaucoup d’espoir pour Wadjda, qui symbolise l’avenir de la femme saoudienne. Pourtant, le risque est grand de voir la réalité doucher le bel enthousiasme de la jeune fille. Et le personnage de la directrice de l’école, austère et rigide, mais qui fut autrefois comme Wadjda, laisse entrapercevoir le sort qui attend peut-être la petite héroïne : avoir les ailes brisées par le rouleau compresseur social, et rentrer dans le rang avec une amertume indélébile. Haifaa Al Mansour ne tranche pas, car elle sait que tout reste à écrire. Aussi se contente-t-elle d’observer la jeune fille lancée sur sa bicyclette, momentanément victorieuse, et laisse le spectateur en tirer ses propres conclusions. Comme un plaidoyer discret mais vibrant en faveur de toutes les Wadjda d’Arabie saoudite et d’ailleurs.
MpM
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