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À L'EMBOUCHURE D'UN FLEUVE TRANQUILLE
Soupçonné sans fondement de sensiblerie et d'ennui, le film de Ann Hui pourrait faire l'objet d'un rejet un peu précipité de la part de spectateurs un peu trop cartésiens.
Pourtant, une fois devant le film, nous voilà immergés dans le quotidien de deux êtres liés, non par les sentiments ni par les liens du sang ou par une quelconque relation sexuelle mais simplement par la vie et ses contingences : Ah Tao est la domestique de la famille du jeune homme, dernier héritier, et ce depuis quatre générations.
L'ennui annoncé par ceux qui s'attachent toujours au sensationnel et jamais au cœur est rapidement étouffé par la beauté des scènes d'une extraordinaire banalité qui nous force à regarder ce quotidien différemment et avec l'attention qu'il mérite pour en voir la beauté.
Ainsi, la générosité et la présence de Ah Tao suffisent rapidement à nous introduire dans cette vie simple. On accompagne les protagonistes dans leurs inquiétudes, les petites joies et bassesses de ce monde difficile qui nous est restitué dans une mise en scène aussi simple que soignée et plaisante pour le regard tant elle invite à partager les instants avec une générosité emplie de sincérité. Le réalisme n'est jamais plombé par un quelconque pathos : il est suspendu comme s'il était en état de grace.
Condamnée à la maison de retraite du fait de son état de santé, jamais Ah Tao ne se plaint pourtant de sa condition : dortoir sans aucune intimité, colocataires pénibles pour certains, attachants pour d'autres et parfois les deux simultanément. Peu importe, elle affronte ce quotidien qui est désormais le sien, attendant les visites de son ancien maître.
Sans misérabilisme, nous assistons à la fin d'une vie marquée par la bravoure. Les nombreux moments de tendresses, la manière de Ah Tao de veiller jusqu'à sa mort sur ceux qui restent, le vieux monsieur bout-en-train de la maison de retraite accrocs-encore-aux plaisirs charnels - "qu'il en profite tant qu'il le peut" -, son animal de compagnie félin - "sois brave mon chat!" -, son inquiétude et sa probité acharnée à trouver une nouvelle domestique pour son maître. On s'attache ainsi à cette vieille dame et on l'accompagne dans ses adieux au monde aimé. La mélancolie imprègne chaque scène avec douceur, mais sans échapper à la vérité du déclin. La transformation s'opère sous nos yeux, imperceptiblement.
Sans doute les spectateurs passeront à côté préjugeant d'une certaine mièvrerie, refusant les grands sentiments (malgré l'absence de style mélodramatique). Ce naturalisme perturbera peut être ceux qui s'attendent à être manipulés par des codes éculés d'un cinéma fleur bleu. Mais ceux qui laisseront de côté les a-priori auront la surprise de découvrir des moments de vie authentique, comme filmés de l'intérieur et offerts, des moments drôles, intimes, touchants justement par cette capacité à prendre le risque de l'émotion et une manière personnelle de montrer le monde. Une étreinte tendre et authentique, presque subversive, dans ce monde anti-sentimental où toute émotion est toujours dévalorisée : sans doute contre cette volonté vaine de ne pas s'avouer la destination tout en étant aveuglé par l'hyper-consommation et une vie réduite à sa simple matérialité dans laquelle notre société s'efforce de vivre.
Ann Hui, au fil des paroles et des scènes, ne cesse au contraire d'inviter à l'émotion pure, vidée de l'excès qui hante trop de production outre-atlantique. Un film qui dérange? Au même titre qu'Amour dans un style différent, assurément. Le retour à l'essentiel et l'aveu de nos vies éphémères en manque cruel de relations véritables.
Jules
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