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UNE LUNE DANS LE CANIVEAU
Lars von Trier est un provocateur naturel possédant un certain génie pictural entre les mains, expression salutaire plus ou moins universelle, hermétique ou sincère des questions qui le tiraillent et qu’il souhaite nous faire partager. Nymphomaniac ne change pas la donne, au contraire, il l’exploite pour la transformer après un malaxage que d’aucuns trouveront inutile, sorte de papier glacé très écrit où la chair est triste, mélancolique, hypnotique, ironique, peu bandante.
Le film possède, sans surprise hélas, une réputation très – trop – sulfureuse largement relayée par l’intermédiaire d’une campagne marketing impeccablement orchestrée. Le buzz, terme à la mode un peu fourre-tout il est vrai, a pris le dessus comme une mauvaise farce tant et si bien que le film existe plus pour son contenu sexuel explicite supposé – allons-nous voir des pénétrations non simulées ? – que pour ce qu’il a à nous dire sur la nymphomanie. Le comble a franchi une étape supplémentaire lorsque le film (premier chapitre d’un diptyque) a été présenté à la presse dans une version censurée approuvée par le réalisateur mais sans son intervention (sic). Depuis nous avons appris que Nymphomaniac sortira bien dans sa version originale non expurgée de ses scènes les plus explicites d'une durée de 5h30. On se demande à quoi joue Lars von Trier, pitre manipulateur à la provocation de façade, incapable de laisser son œuvre exister pour ce qu’elle est au lieu d’en faire un phénomène de foire nous trompant sur sa marchandise.
Méta/physique
Une chose est sûre, le film est là, dans cette première partie édulcorée de sexe mais pas de nudité. Si la version n’est peut-être pas totalement celle de son auteur, elle pose les bases d’une approche osée côté narration, tout à la fois vécue et fantasmée. D’où son intérêt au-delà d’une forme plutôt convenue, presque classique, ronronnant une mécanique trop sage même si traversée par quelques fulgurances de mise en scène. Nymphomaniac n’est pas le brûlot que l’on nous a vendu. Au contraire, il s’agit d’une réflexion, certes contrariée, entre physique et métaphysique, des désirs d’une femme coupable d'être à la recherche du plaisir véritable. À ce titre, Nymphomaniac propose une introduction forte, dense, inquiétante, suintante, plus réussie, semble-t-il, que le film qu’elle annonce. On pourrait, d’ailleurs, le résumer de la sorte : tu es nymphomane, tu finiras dans le caniveau (ce qui laisse penser que le volume 2 sera plus hard, plus immersif, plus viscéral). Joe (Charlotte Gainsbourg), visage tuméfié, ensanglanté, est allongée sur le sol dans le froid à l’abri des regards. Un homme, Seligman (Stellan Skarsgard), l’aperçoit. Il décide, en bon samaritain, de lui porter secours. Sa récompense – la nôtre également –, car rien n’est jamais gratuit dans le cinéma de Lars von Trier, sera d’écouter le récit d’une vie de jouissance nimbée de mélancolie, quête sexuelle d’une femme de sa plus tendre enfance jusqu’à l’âge de cinquante ans.
Version censurée ou pas, nous devinons l’état d’esprit d’un réalisateur se refusant, dans ce premier opus en tout cas, à réaliser un film monstre ultra-démonstratif sur les pulsions de sexe – donc de mort – d’un être errant à la recherche de son intime le plus profond. Il manque au Trier une réelle identification, preuve charnelle d’une Joe trop iconique pour susciter l’émotion vis-à-vis de son personnage. Le ton décliné est froid, glacial, mécanique, calculé avec précision, chapitre après chapitre. Et les surprises se font rares malgré les pics d’humour lancés, ça et là, par le cinéaste danois. Tout ou presque se pose selon une équation normée issue d’un échange entre deux êtres que tout oppose (Joe et Seligman). Nymphomaniac est aussi implacable dans sa démonstration qu’il peut être "chiant" lors de son visionnage. Question d’approche, de goût, comme d’une attente déçue puisque légitimée par un marketing fallacieux, affiches à l’appui.
Corps/Esprit
Néanmoins, Lars von Trier nous étonne. Se renouvelle. Évite l’écrin clinquant de la vulgarité gratuite. En fait, il instaure une petite musique d’images décrite par elle et fantasmée par lui, lors d’un dialogue plus ou moins courtois, dans ce qu’elle raconte, dévoile, espère. Et lui, écoute. Il la contrarie, un peu, l’analyse, beaucoup, essaye de la suivre. Son érudition fera office de contre-pied idéal aux propos tenus par Joe. La trame des différents chapitres est donc assujettie à cette joute parfois laborieuse entre le corps et l’esprit. Lars von Trier mixte avec plus ou moins de bonheur dans ce maelström de corps contrariés, psychanalyse, référence littéraire, règlement de compte personnel, recours à l’analogie. Bref, il propose une lecture subtile, rare de nos jours, et proche des œuvres naturalistes de la littérature du XIXe siècle. L’étude de cas est belle, organique, spirituelle, scientifique, sociale, proche de l’étude des mœurs.
Ainsi le long-métrage échappe à la représentation basique, comme attendue, de la femme "malade" nourrie par le poison d’un désir en flot continu qu’il faudrait montrer, montrer et encore montrer pour l’assimiler. Lars von Trier pose un regard plutôt affectueux sur Joe tout en essayant de donner corps à Stacy Martin en jeune Charlotte Gainsbourg.
Désir/Destruction
Le réalisateur danois décrit avec beaucoup de réalisme les réalités de son personnage féminin/muse, ses souvenirs, ses premiers émois (dans une salle de bain débordante), son dépucelage (compte à l’appui), ses challenges (dans un train), sa recherche éperdue du plaisir. La quête se voudrait aussi philosophique que sexuelle. L’équilibre dans l’harmonie est en tout cas suggéré au cours d’un dernier chapitre bluffant de maîtrise, split-screen en guise de montage final (Ch. 5 La petite école d’orgue). Si les séquences sont inégales (celle du train n’est, en effet, pas la plus probante), deux sortent du lot. Celle où surgit Madame H. (Uma Thurman, méconnaissable) dans l’appartement de Joe, maitresse de son mari. Le temps s’arrête, la scène vire au burlesque, macabre évidence du mal engendré par la solitude d’un désir personnel destructeur. Le drame social est invoqué par-delà le sexe. Comme par le biais d’un rapport au père aussi touchant que fusionnel, fondamental pour une jeune fille, une adolescente, une jeune femme ou une femme. L’écoute du corps dans un rapport à la nature, aux arbres et au frêne en particulier, fonde une énième analogie, procédé discursif utilisé par Trier tout au long du film, faisant de Nymphomaniac un drame humain non dénué de sentiment (la mort du père touche durablement).
De toute façon comment séparer corps et âme, nature et science, pratique et théorie, homme et femme, pulsion et raison, moral et immoralité dans un film abordant les mystères de la sexualité d’une femme ? Impossible. Seule la façon de les faire tourbillonner peut donner un sens au propos soulevé. Si Nymphomaniac ne possède pas le fluide vital du dernier Kechiche (La vie d’Adèle), il offre une lecture assez inédite de la sexualité, de sa fascination, de sa malice, de son étrangeté, de son poison, au point d’être la source du mal, figure du péché originel que tend à incarner Joe.
geoffroy
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