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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Le vent se lève (Kaze tachinu - The Wind Rises)
Japon / 2013
22.01.2014
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RÊVES DE JEUNESSE
- 若人の夢, Wakodo no Yume -
«- Les rêves c’est pratique, on peut aller n’importe où. »
« Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Le vers de Paul Valéry ouvre l’ultime film d’Hayao Miyazaki. Cette phrase sera la pierre angulaire d’une œuvre magistrale par son ambition, son ampleur et finalement sa perfection. Lorsque Jiro prononce en français « Le vent se lève » une première fois, Naoko la complète avec sa deuxième partie (le tout en français dans le texte). Parfaite complémentarité des deux êtres mais aussi présages de leurs destins.
Le vent est un élément invisible. On le devine parce qu’il produit des effets : des cheveux qui s’ébouriffent, des chapeaux qui s’envolent, des feuillages qui bruissent, des nuages qui circulent dans des ciels azurés et pâles… Le vent est la vie. Et un ingrédient essentiel des œuvres de Miyazaki.
Celle-ci se distingue malgré tout de tous ses précédents films.
I. Un grand mélo historique
Le toujours très doué Joe Hisaichi nous l’indique dès les premières mélodies : Le vent se lève est un mélodrame, tragique ethistorique, passionnel et mélancolique. Le Maître de l’anime nous embarque dans un voyage où la magie a disparu, mais pas le rêve, où l’optimiste s’est effacé, mais pas l’espoir. Dans un contexte historique sombre, les cauchemars s’enchaînent : séisme dévastateur, guerre mondiale inéluctable, civilisation contaminée par la folie des hommes… Au cœur de tout cela, un jeune homme, un bigleux tout aussi brave qu’obstiné, partagé par son amour pour les avions et son adoration pour une jeune femme, hélas malade. Ça aurait pu être un de ces films de l’âge d’or hollywoodien. Un Elle et Lui en Extrême-Orient.
Toute l’œuvre est ainsi fractionnée en deux. Comme le héros, partagé entre deux idéaux : ses machines et sa dulcinée. Les avions sont à la fois de merveilleux transports permettant de voir la terre d’en haut, de voler comme les oiseaux, mais aussi des armes de destruction massives. Sa chérie est celle qui le transporte et celle qui va l’anéantir. Même le Japon de Miyazaki est capable de tout (se reconstruire) et son contraire (détruire). Cette ambivalence permanente produit un récit complexe et gigogne, loin de tout manichéisme.
Comme toujours chez le cinéaste, le scénario, d’une finesse rare, s’enrichit d’onirisme – les liens spirituels entre Jiro et son mentor italien (Giovanni Battista Caproni) -, de poésie (enchanteresse ou mortifère) et de séquences sensationnelles – le tremblement de terre de Tokyo. En nous faisant voyager à travers près de deux décennies entre les deux guerres, à travers le Japon mais aussi l’Europe, Miyazaki se libère des contraintes de l’espace et du temps qui jusque là créaient l’unité de ses précédents films animés. Ce changement, majeur et risqué, permet au film d’atteindre son objectif : l’émotion nous étreint lorsque l’histoire s’achève. En se laissant le temps de raconter un Japon en mutation, prêt à oublier ses traditions pour se soumettre à destentations belliqueuses, en prenant le temps de filmer une romance chaotique, il impose au spectateur un rythme loin de toute frénésie et un sujet loin de tout simplisme.
Cela n’empêche pas de dépeindre un héros naïf. Miyazaki, le cinéaste des héroïnes, est revenu au masculin. Un homme sensible et doué. Mais un mari soumis à ses obsessions – son travail – au détriment de sa famille. Un ingénieur qui accepte de sacrifier son idéal - « Au lieu des bombes, il y aura des passagers » - pour voir voler sa création – le « Zéro » - futur responsable du désastre de Pearl Harbour.
La mise en scène, ingénieuse, le découpage, très différent des autres œuvres de Miyazaki, le dessin, délicat et précis (ah ! ces gestes si complexes et si bien reproduits !), et l’animation, d’une fluidité presque parfaite, font le reste.
Le chapeau de Jiro s’envole et c’est Naoko qui le rattrape. La scène sera inversée quelques temps plus tard. La symétrie se reproduit dans plusieurs cas. Le vent va et vient, le destin s’amuse à ce ping-pong permanent. Le vent comme force amoureuse. Ce même vent propage des flammes et peut brûler des villes et des livres. Les cataclysmes servent de ruptures. Cela n’empêche pas quelques touches d’humour, avec quelques comiques de répétition. Et l’hilarité nous gagne quand le réalisateur boucle une demande en mariage en une minute. Séduction express.
Mais c’est bien le mélo qui triomphe car la beauté est vite saccagée par la réalité. Naoko pleure du sang sur un tableau verdoyant. On croit la passion amoureuse trop discrète, pas assez fulgurante. C’est oublier que nous pouvons être touchés sans qu’il y ait de l’emphase ou des excès. La grande épopée historique et la grande souffrance intimiste ont les mêmesracines : le sacrifice. Jiro sacrifie sa vie pour son pays. Naoko sacrifie sa vie pour son mari. Quand le vent se lève, la gloire précède le désastre.
II. L’héritage de Ghibli
Si Miyazaki nous emballe tant, encore et toujours, loin de l’enchanteur Ponyo, du divertissant Château ambulant, c’est sans aucun doute parce qu’il est un narrateur hors-pair mais aussi un metteur en scène génial. Le vent se lève mélange ainsi toutes ses œuvres précédentes, comme s’il avait décidé de faire un clin d’œil à chacun. Bien sûr, on retrouve son amour pour ces drôles de machines et pour la cartographie. Mais ici point de monstres ou de créatures d’un autre monde. Aucune femme qui peut sauver l’homme de ses tentations maléfiques.
On voit bien que la petite sœur a des airs de Ponyo. Que les kamikazes sont cousins avec Porco Rosso. Que ce Japon des années 20 et 30 a des similitudes avec celui qui menaçait le Japon de Princesse Mononoke. Etc…
Toute l’âme de Ghibli traverse Le vent se lève. Mais ici, la guerre n’aura pas lieu devant nos yeux. Le rêve ne prend pas le dessus sur le réel. Le temps qui passe ne permet pas au héros de changer le cours du destin. Le film est le plus personnel du cinéaste, le premier qui ne s’adresse pas vraiment aux enfants, mais plutôt aux parents ou aux futurs adultes. Aussi, il a préféré enrichir son drame de références extérieures. De ses influences qui remplissent son « studio » de création reconstitué au musée Ghibli à Tokyo.
Par l’intermédiaire du personnage de Giovanni Battista Caproni, le réalisateur rend un vibrant hommage à Federico Fellini. Même la musique de Joe Hisaishi prend les tonalités de Nino Rota. Le vent se lève démarre ainsi comme 8 ½, avec un rêve. On croise également des femmes felliniennes à chaque voyage imaginaire, avec des poitrines plantureuses. De Thomas Mann à Schubert, d’autres ingrédients européens s’invitent discrètement dans l’histoire.
On peut aussi y voir l’ombre de Jacques Demy dans l’histoire d’amour ponctuée d’actes manqués et de bonheur impossible.
Enfin on ne peut pas s’empêcher à la vision d’un Japon de Ozu dans celui de Miyazaki : la disparition des traditions au détriment d’un modernisme aliénant. Les deux cinéastes deviennent ainsi des archivistes d’un Japon qui n’existe plus, ou presque, rendant éternels le pli d’un kimono ou la manière de marcher avec des geta (sabots japonais). Les cimetières de carcasses, ces avions des kamikazes (kami = esprits, Kaze = vent, tout un symbole), ne sont que l’image la plus frappante d’un film qui nous renvoie aux étranges robots de Laputa. On ne défie pas les esprits, et encore moins le vent, impunément.
III. Le testament de Miyazaki
Sans doute tout cela ne se voit qu’à travers le prisme de l’annonce de Hayao Miyazaki : Le vent se lève serait son dernier film. Aussi faut-il voir dans la force de cette ultime œuvre un testament.
La métaphore est évidente : il est Jiro, le héros. Il a sacrifié sa vie pour ses films, qui lui prenaient de plus en plus de temps par souci perfectionniste. L’ingénieur italien, le sage du film, le dit lui-même : « Une vie de création ne dure que 10 ans. Artiste ou ingénieur c’est pareil ». Un ingénieur dessine des avions, construit le rêve de voler. « Les avions sont de beaux rêves. Je veux dessiner des avions ». Un dessinateur, mangaka ou pas, ne fait rien d’autre. Ce sacerdoce, laborieux, conduit à quelques étirements dans le film, manière pour Miyazaki de montrer le dur chemin pour arriver à la perfection.
Le vent se lève s’achève en 1941, à la veille de l’attaque de Pearl Harbour, l’année de naissance de Miyazaki, fils d’un père qui a travaillé pour les usines Mitsubishi, fabriquant de l’avion de Jiro, et d’une mère atteinte de tuberculose, comme Naoko. Le père la tête dans les avions, come Miyazaki aime tant les animer, la mère peintre du dimanche, comme luirespire avec ses crayons. La boucle est bouclée. Le Maître, entre culpabilité sur le passé de son pays et retour à son enfance, a décidé de traduire en un film son « moi ». Pas de « sur moi » ici. Ni même de détour par le conte.
Le cinéaste livre une œuvre autobiographique, politique et sociale. Il critique ouvertement, et brutalement, son pays, qui préfère financer des armes plutôt que de donner à manger à son peuple. Ce nationalisme exacerbé, ce désir conquérant de faire lier les puissances ennemies qui reviennent aujourd’hui dans le discours idéologique des politiciens nippons. Il dépeint la misère après le crash financier de 29, écho évident avec la crise économique qui frappe l’archipel japonais. Il fait le parallèle entre le séisme de Tokyo et les catastrophes d’Hiroshima et Fukushima.
Il met en garde ses concitoyens (et les autres) en démontrant que le Japon des années 2000/2010 est similaire en de nombreuxpoints au Japon des années 20 et 30 du siècle dernier. Et comme Jiro, il est impuissant. Il ne peut que dessiner. Poursuivre ses propres rêves.
Le testament est clair : il faut profiter de la vie, savourer chaque précieux instants. A l’image du couple Jiro/Naoko qui préfère être ensemble que séparé, peu importe le prix à payer. Et ainsi, Naoko qui préfère rester avec son amour plutôt que d’aller se soigner, qui choisit de se laisser empoisonnée par les volutes de fumée de son ingénieur stressé.
Miyazaki signe peut-être son dernier film. Mais « au royaume de nos rêves », il nous supplie : « vis ta vie ». Voilà son message, son héritage. Il suffit de revoir tous ses films. Et finir avec celui-ci, aussi beau que triste. Poignant. Comme des adieux bouleversants.
vincy
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