|
|
|
ECHECS ET MATHS
"Avec trois whiskys, tout homme peut programmer n’importe quoi."
Computer chess porte sur notre passé récent un regard à la fois amusé, inquiétant et métaphysique. Dans ce qui ressemble à de la science fiction à rebours (on retrouve à l’écran les croyances, les espoirs et les peurs liés à l’informatique des années 80, toutes choses balayées et/ou renforcées par les progrès réels de la discipline, devenue une composante essentielle de notre vie de tous les jours), l’ordinateur est encore cette machine complexe et sournoise qui pourrait être douée de personnalité propre, avide de prendre le contrôle de l’Humanité. Mais c’est aussi une pile de composants grossiers qui ne fonctionne jamais comme l’espérait celui qui l’a créé. De cette ambivalence nait un climat sans cesse sur le fil, entre portrait ironique de la communauté des nerds et conte surnaturel sur le degré de conscience des intelligences artificielles.
S’inscrivant dans le courant "Mumblecore" qu’Andrew Bujalski contribua lui-même à créer (le mot désigne globalement des productions souvent fauchées et en partie improvisées du cinéma américain indépendant), le film ne se laisse toutefois enfermer dans aucun genre. Ni comédie potache, ni drame métaphysique, ni même film de génération, il multiplie les sous-intrigues liées au championnat d’échecs, mais sans s’attacher à une équipe ou un personnage en particulier. On suit ainsi tour à tour le nonchalant Papageorge qui erre dans les couloirs de l’hôtel, le mystérieux ordinateur Tsar qui a une stratégie de jeu suicidaire, l’unique femme ingénieur présente, qui semble bien malgré elle affoler certains participants, les deux spectateurs venus assister en toute sincérité aux prémisses de la 3e guerre mondiale, ou encore un étrange groupe de méditation de couples new age. Boosté par l’étrangeté intrinsèque du milieu qu’il présente, le scénario se permet toutes les audaces stylistiques, des plans ultra cut aux séquences montées en boucle, du jargon informatique aux considérations philosophiques, le tout si déconstruit qu’il en devient souvent abscons, et donc hilarant.
On rit en effet beaucoup face à ce détournement permanent de la réalité qu’opère le film. Cela tient à la fois à l’aspect décalé du sujet (tous ces informaticiens réunis pour regarder leurs ordinateurs jouer aux échecs, devenus incapables de penser un mouvement par eux-mêmes) et au regard très intérieur qu’Andrew Bujalski porte sur ce milieu. Il ne cherche en effet jamais à expliquer ce qui se passe à l’écran, ni à accompagner le spectateur dans sa découverte des enjeux et des rouages du championnat, ce qui crée une impression persistante d’incompréhension se muant peu à peu en la certitude que quelque chose d’imprévisible et d’effrayant va se produire.
D’autant que le film, assez référencé (de 2001, odyssée de l’espace à War Games), joue avec les attentes et les angoisses du spectateur sans jamais tomber dans la facilité de les satisfaire. Seule demeure alors l’étrangeté de comportements et de situations qui font écho aux mythes fondateurs d’un certain cinéma d’anticipation dont ils convoquent aussitôt les fantômes. On peut se sentir floué par ces promesses de mystères qui n’aboutissent pas vraiment, mais elles sont pourtant une composante primordiale de l’immense jeu de pistes qu’est le film. Comme une manière pour Andrew Bujalski d’entamer avec son spectateur une partie d’échecs tout aussi déroutante et cocasse que celles où il perd brillamment ses protagonistes.
MpM
|
|