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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Con la pata quebrada
Espagne / 2013
18.06.2014
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FEMMES AU BORD DE LA CRISE DE NERFS
"A quoi sert la femme ? A rien."
A l’origine, il y a un dicton espagnol plutôt imagé : "La mujer casada y honesta, con la pata quebrada y en casa", littéralement : "Femme mariée et honnête a la jambe cassée et reste au foyer." Une vision de la "place" de la femme qui dépasse, de loin, le gentillet "retourne à tes fourneaux" de la langue française.
Partant de ce constat, Diego Galan, critique de cinéma, écrivain, réalisateur, mais aussi ancien directeur du festival de San Sebastian, a eu la facétieuse idée de raconter une histoire de l’Espagne, et de la manière dont on y considère les femmes depuis le premier tiers du XXe siècle, en se basant uniquement sur des extraits de 180 films espagnols.
Si l’on considère qu’un film est toujours, quelle que soit l’histoire qu’il raconte, le reflet de l’époque à laquelle il est tourné, quoi de plus passionnant que se pencher sur la cinématographie d’un pays et d’y trouver des échos de son évolution et de sa mentalité ? Diego Galan réalise ainsi un travail de montage minutieux et pertinent qui brosse chronologiquement et thématiquement le portrait de la femme espagnole telle qu’elle fut fantasmée au cours des quatre-vingt dernières années.
A quoi sert la femme ? A rien
Sans surprise, il s’agit d’une femme rangée, modeste et docile dont l’existence est tout entière consacrée au bien-être de son mari et de ses enfants. Un des extraits du préambule donne immédiatement le ton : en 1957, El batallon de la sombras de Manuel Mur Oti présente un homme bien habillé qui déclame nonchalamment face caméra : "A quoi sert la femme ? A rien. Absolument à rien. Elle coud nos boutons, cuisine, nous déclare absents quand un créancier se présente. Bon, il faut bien se distraire. Ah, elle nous met au monde. Tout à fait ! Tout comme elle nous met des cravates importables." Un cynisme volontairement provocateur, qui en dit long sur le regard porté par l’Espagne franquiste sur sa composante féminine. Car ce sont bien la guerre civile et la victoire de Franco qui vont changer la donne pour la femme espagnole.
Au début des années 30, au moment de la 2e République, les femmes avaient accédé à un vrai statut social en obtenant le droit de vote et celui de travailler sans l’autorisation de leurs époux, tandis que le divorce et même l’avortement (dans certaines régions) étaient légalisés. Les films de l’époque montrent des ouvrières joyeuses et épanouies qui trouvent le bonheur dans leur travail. En même temps, les prémices de la libération sexuelle permettent des scènes relativement osées, comme dans Nuestro culpable de Fernando Mignoni (1937), où des femmes de toutes conditions font des avances explicites à un homme emprisonné. C’est l’avènement de la femme moderne.
Morale irréprochable et mariage en ligne de mire
Mais après la victoire de Franco, un formidable retour de bâton frappe les femmes qui sont "libérées" du travail et renvoyées manu militari dans leurs foyers. Le cinéma s’en fait l’écho à travers des personnages de patriotes entièrement dévouées à leur pays, des héroïnes incarnant la femme espagnole idéale, catholique, modeste, et à la morale irréprochable. Pour elles, le mariage est le seul destin logique. Dans El arte de casarse (un titre qui ne s’invente pas) de Jorge Feliu (1966), la blonde héroïne veut ainsi se marier "avec n’importe qui", à condition "qu’on [l']aime un peu".
Dans l’Espagne franquiste, seuls deux types de femme sont en effet valorisés : les femmes mariées et les religieuses. Les célibataires, elles, sont soit des "vieilles filles" forcément laides et grosses, soit des femmes aux mœurs légères, systématiquement considérées comme des prostituées. Elles incarnent les "méchantes" de service, punies par la justice divine comme terrestre. Quelles que soient leurs fautes, elles meurent de mort violente pour expier leurs pêchés.
Les hommes, eux, se méfient de ces intrigantes qui veulent à tout prix leur passer la corde au cou. Ils les préfèrent d’ailleurs "belles" mais "sottes". Et une fois mariés, ils leur font payer le prix fort, parfois dès la sortie de l’Eglise. Con la pata quebrada relève notamment plusieurs extraits où la mariée, encore vêtue de sa jolie robe blanche, est giflée par son tout nouveau mari. La femme est immanquablement renvoyée à son rôle de ménagère, comme dans El mujeriego de José Díaz Morales (1963), où la jeune mariée découvre dans son nouveau foyer une cuisine en désordre et de la vaisselle en retard. "Je t’avais bien dit que j’avais besoin de toi" conclut son époux. Dans Los derechos de la mujer de José Luis Sáenz de Heredia (1963), le jeune marié ordonne quant à lui à sa femme de mettre un terme à sa carrière, puisque "[lui] seul a besoin de travailler".
Défendre coûte que coûte l’honneur masculin
Tout au long des années 60, les clichés ont la vie dure. Mais pas seulement. La séquence la plus édifiante de Con la pata quebrada présente le versant sombre du machisme à l’espagnol, où la domination n’est plus seulement sociale, mais physique. Tous les moyens sont bons pour ramener la femme "désobéissante" sur le "droit chemin" : gifles, fessées, coups de ceinture ou de batte… C’est que le code pénal de l’époque prévoit des "sévices ou homicide justifié en légitime défense de l’honneur masculin". Le cinéma se contente une fois de plus de refléter un état de faits, avec l’espoir de plus en plus marqué de faire bouger les lignes. Car peu à peu, les femmes tiennent tête à leurs bourreaux.
Dans la société, les choses s’arrangent elles aussi : après la mort de Franco, les femmes redeviennent légalement les égales des hommes. Les mœurs s’assouplissent. Les personnages féminins s’affirment, y compris sur le plan professionnel. La conquête est loin d’être facile, mais elle se fait petit à petit. Les derniers extraits montrent des jeunes femmes épanouies et joyeuses, prêtes à mordre dans la vie à belles dents.
En moins d’une heure trente, le film de Diego Galan donne ainsi une vision captivante de la société espagnole, profondément marquée par le franquisme et les conséquences de la guerre civile. Sur le plan formel, le film a les qualités et les petits travers des films de montage : un certain recul mêlé d’ironie, beaucoup de subjectivité, et parfois un peu de manipulation, lorsqu’il s’agit d’adapter les images au récit. La voix-off induit d’ailleurs un certain didactisme, mais elle est utile pour permettre au spectateur de décoder les extraits choisis ou de suivre la logique du scénario.
Mais ce qui frappe surtout, c'est la démonstration magistrale d’un cinéma qui accompagne les grands changements d’une société, se faisant le relais de ses hésitations, balbutiements, retours de balanciers, petites victoires et grandes avancées. L’exercice est si passionnant qu’il pourrait avantageusement se décliner avec d'autres cinématographies.
Après tout, la "légitime défense de l'honneur masculin" n'a rien à envier aux crimes d'honneur contemporains, et la lutte pour l'émancipation féminine n'a ni âge, ni nationalité. On pourrait même, aujourd'hui, brosser un portrait redoutable de nos sociétés contemporaines (et prétendument modernes) en juxtaposant les extraits choisis de films du XXIe siècle qui cantonnent toujours la femme dans (au choix) son rôle de mère au foyer, d'épouse aimante, de ménagère hors pair, de victime idéale, de bimbo décérébrée ou encore d'incarnation du mal. MpM
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