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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Sunhi (U Ri Sunhi)
/ 2013
09.07.2014
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JE SUIS DONC JE PENSE
"Si je creuse profond, je découvrirai qui je suis."
Hong Sang-so fait partie de ces cinéastes avec lesquels le spectateur a fini par tisser au fil du temps (et des films : les siens se succèdent avec une fréquence étonnante) un rapport de complicité. En découvrant Sunhi, on se retrouve donc en présence de personnages et de situations familières : un quatuor prof / élève / réalisateurs, des scènes de repas bien arrosées et des conversations animées sur la vie, la création et le reste. Les tics de mise en scène du cinéaste sont également bien présents, ces zooms et dézooms déconcertants qui cassent la monotonie de longs plans fixes englobant toute l'action. Même la construction du récit fait écho à celle de ses précédents films, les trois personnages masculins vivant en alternance un moment fort avec Sunhi, la jeune femme qui donne son nom au film, sans qu'aucun n'en ait conscience.
Cette variation systématique autour des mêmes thèmes est à double tranchant, puisqu'il incite à toujours mettre un nouveau film de Hong Sang-so en perspective du précédent. Bon cru ? Mauvais cru ? Redites ou réinvention inspirée ? Sans l'ombre d'un doute, Sunhi appartient à la seconde catégorie. Finement écrit et brillamment construit, il joue sur les ruptures de ton qui se créent d'une scène à l'autre et sur les situations qui se répètent avec cocasserie ou viennent au contraire se contredire. Cette alternance de dissonances et d'harmonies met en lumière l’autodérision permanente du cinéaste qui s’auto-cite avec gourmandise. En plus de l’humour inhérent aux situations classiques dans la filmographie de Hong Sang-so (les scènes de repas très arrosés ou les rencontres fortuites), les rapports humains sont filmés comme à travers un prisme grossissant qui moque joyeusement les défauts, les faiblesses et les mesquineries de chacun.
La grande interrogation de l’héroïne est en effet de savoir qui elle est vraiment. Pour cela, elle rencontre tour à tour les trois personnages masculins qui vont dresser d’elle un portrait stéréotypé à base de phrases à l’emporte-pièce et d’expressions toutes faites. La répétition des qualificatifs ("réservée", "courageuse", "dotée d’un grand sens artistique"…) finit par les vider de tout sens, de même que les conseils (vagues et abstraits) du professeur que se transmettent tour à tour les autres protagonistes finissent par devenir outrés et ridicules. Il faut "creuser profond", "aller au bout", "découvrir qui on est"… Des recommandations interchangeables qui s’appliquent globalement à toutes les situations et n’impliquent pas réellement ceux qui les donnent.
Il faut reconnaître que les personnages de Hong Sang-so sont généralement peu doués pour la communication. Dans Sunhi, ils ne cessent de se courir après en disant "j’ai quelque chose à te dire", mais au fond ils ne se disent jamais rien de vraiment spécial. Ou s’ils le font, c’est embrumés par les vapeurs d’alcool, pris dans une sorte de torrent d’émotions qui les dépassent. Pour ces êtres éminemment solitaires, l’autre semble surtout un moyen de combler sa solitude, ou le regard extérieur qui leur est nécessaire pour exister et se définir. Cette fonction "miroir" est notamment flagrante dans la répétition de situations identiques mêlant des personnages différents. Tour à tour, chacun d’entre eux se retrouve soit "sujet", soit "objet", celui qui regarde ou celui qui est regardé. Les points de vue changent, mais les contextes et les conversations, elles, se répètent inlassablement.
Il y a dans cette galerie de personnages, et dans la ronde qui les anime, une ironie profonde, mais non dénuée de bienveillance, qui est comme le fil directeur de l’œuvre du réalisateur. Au pays d’Hong-Sang-soo, les relations amoureuses et les interactions humaines sont définitivement problématiques, voire conflictuelles, à défaut d’être franchement tragiques. La légèreté affichée du cinéaste ne l’empêche pas de dresser film après film un constat lucide de ses contemporains, pris dans les feux croisés de leurs désirs, de leurs devoirs et de leurs peurs. Qu’ils soient à Paris, à Seoul ou dans une petite ville de bord de mer, ses personnages ont bien du mal à trouver leur chemin dans une époque qui semble exiger d’eux tout et son contraire. A ce compte-là, comment pourraient-ils savoir qui ils sont au fond ? Après avoir passé les vingt dernières années de sa vie à tenter de décortiquer l’être humain, le réalisateur aborde frontalement pour la première fois sa nature purement insaisissable. De quoi alimenter probablement ses quinze prochains films.
MpM
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