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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Boyhood
USA / 2014
23.07.2014
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12 YEARS A LIFE
« J’en apprend plus sur sa page Facebook qu’en discutant avec elle ».
Lorsque j’ai vu le film au Festival de Berlin, nous ignorions tout du processus de création de Boyhood, qui aujourd’hui écrase le film : un tournage d’une semaine par an, durant douze ans, avec les mêmes acteurs. La surprise ressentie a forcément été renforcée. Mais, incontestablement, à l’issue de la projection de ce film fleuve, j’avais cette (rare) impression d’avoir vu l’une des œuvres les plus marquantes, les plus brillantes de ces dernières années. Une impression assez similaire à celle qu’on éprouve après avoir enchaîné les épisodes d’une saison d’une série TV géniale, qui rendrait « addict ».
Richard Linklater n’a rien cherché d’autre qu’une histoire banale – le portrait routinier d’une famille américaine – pour tenter de capter une réalité – une photographie de l’Amérique de ce début de siècle. Cela produit une fresque ample et hypnotique, qui vous happe avec votre consentement. Des centaines de plans aussi humbles que beaux. Car c’est bien le contraste entre la forme cinématographique ambitieuse (longs travellings, rythme soutenu comme dans une comédie) et la simplicité et fluidité de la narration (sans réelle dramaturgie, ni même rebondissements factices) qui provoque ce sentiment d’attraction irrésistible, comme si le spectateur lâchait de prise une fois qu’il comprenait l’absence d’enjeu, la folie du procédé, et, au final, l’intensité de ce cinéma-réalité qui, loin des codes de la télé-réalité, se veut plutôt absolu, entier, en faisant croire à un « best of » familial. Linklater se rapproche davantage de ces artistes qui (se) photographient ou (se) filment durant une longue période pour démontrer l’évolution d’un corps, d’un visage, d’un paysage à travers le temps.
American Stuff
Boyhood est un de ces films qui nous interrogent sur le temps, sur son impact (physique, psychologique). Si Linklater apparaît avec ce film comme un immense cinéaste, où la volonté de capter l’instant à la manière d’un cinéaste français de la Nouvelle vague en lui donnant une dimension américaine, c’est bien parce qu’il a su harmoniser son sujet avec son format, sans nous perdre avec de quelconques artifices. Constant de bout en bout. Le film glisse sur nous jusqu’à pénétrer dans nos pores, comme un liquide agréable, grâce à une technique narrative (chaque âge est en soi un court-métrage, une « tranche » de film) et formelle (l’esthétique ne varie jamais, l’image sublime le réel) en parfaite adéquation.
Et puis il y a les comédiens, à commencer par la charmante petite tête blonde (qui deviendra un joli jeune homme), qu’il a choisi à l’âge de six ans, sans savoir comme l’adolescence allait le (mal)traiter. Ellar Coltrane est une révélation. Un Scarlett Johansson au masculin. Son visage peut tout suggérer : le charme, la crainte, l’hyper-sensibilité comme l’ultra-violence, le loser introverti comme le rêveur désinvolte. Sans les quatre piliers familiaux, - Ethan Hawke, le père, impeccable, Patricia Arquette, la mère, exceptionnelle, Lorelei Linklater, la sœur, fabuleuse, et Coltrane – le film aurait pu avoir la même force, mais pas forcément le même pouvoir d’attraction, d’empathie.
La rivière sans retour
Pour le reste, Linklater utilise des moyens simples pour passer d’une époque à l’autre : pas de fondus au noir, pas de carton ou d’explications textuelles. C’est sous entendu dans les situations, les dialogues, une musique de l’époque, les coiffures et vêtements des personnages, un panneau Obama planté sur le gazon, … Le temps passe, tout simplement. Ces ellipses invisibles renforcent la fluidité que j’évoquais plus haut : la vie se déroule comme un long fleuve tranquille, avec parfois quelques embardées (divorce, remariage, etc…). Le cinéaste ne lâche jamais ses protagonistes fictifs, maîtrisant à la perfection la psychologie de chacun, leur « américanité ». Il n’y a ni posture, ni « faux-semblants ». Ils peuvent être agaçants, énervants, sympathiques, adorables, peu importe : ils sonnent (sont) justes. Il a su écrire des personnages qui avancent face à l’adversité, à ces petits électrochocs qui réveillent des êtres « normaux » s’endormant sur leurs lauriers. Désagrégation, reconstruction, désintégration, réconciliation : tout est question de vagues. Parfois les eaux sont vives, d’autres fois le courant est faussement calme.
Une jeunesse américaine
C’est aussi une famille moderne qu’il a décidé de dessiner. Elle n’est pas moderne parce qu’elle se scinde en deux à cause d’un divorce, mais par son état d’esprit. Les filles font du sport, les garçons jouent avec les filles, chacun suit son chemin, en toute liberté. Elle est, pour simplifier, plus démocrate que républicaine. Le film est un portrait sans aucun vitriol, mais pas sans critique, d’une Amérique moyenne, où les enfants obligent les parents à subir de longues queues nocturnes pour acheter le nouveau livre d’Harry Potter avant tout le monde, et en costumes de Poudlard. Le réalisateur se moque gentiment de sa propre société, de notre civilisation. Hypocrisies, déviances et propagandes inclues. On sent bien que le Texas profond (armes à feu, bible) ce n’est pas sa tasse de thé. Que l’époque n’est pas meilleure par évidence progressiste. Mais jamais il ne veut imposer une morale, ou nous dicter ce qu’on doit penser. On retient juste que les rêves des adultes sont teintés de mélancolie quand ils ne sont pas brisés ou pervertis par l’auto-destruction. La jeunesse, à l’inverse, porte encore cette foi qui la croit meilleure que la génération précédente, tout en étant traversée par de sérieux doutes sur ses certitudes.
Ces petites habitudes américaines, ce profil « type » sociologique d’une famille texane font de Boyhood un tableau décalé, drôle, léger, sombre, tragique, réaliste, à l’image des caractères du père et de la mère. Personne ne va devenir une rock-star. Personne ne va finir dans le caniveau. Les rapports entre chacun ne sont pas entravés par des revirements incohérents. La seule chose sur laquelle Linklater ne plie pas c’est leur intégrité : ils préfèrent valoriser leurs différences plutôt que de les rabaisser à être noyés dans une norme.
La vie devant soi
Le titre du film résume bien cela : l’apprentissage. Se définir par rapport au autres mais aussi grandir en étant soi-même. Cela vaut évidemment pour le garçon (le film aurait pu s’intituler Une jeunesse), mais aussi pour sa sœur et ses parents. Parenthood, Sisterhood, Familyhood… tout aurait pu coller. Le cinéaste explore les relations entre les quatre avec une même curiosité, par duo, par trio… S’il a préféré la jeunesse du garçon, sensible et timide, jusqu’au moment où il coupera le cordon maternel, c’est qu’il s’y identifiait.
Et nous avec. Il y a toujours une part de l’ « homo occidentalus » dans ce jeune homme : il traverse à un moment donné une phase qu’on nous-même expérimenté. Bien plus que du réel, c’est du vécu. Bien plus qu’un film au tournage extraordinaire, c’est une histoire ordinaire magnifiquement écrite, filmée, interprétée. Comme si le miroir qu’il tendait devant nos yeux était en fait un effet d’optique révélant une photographie de notre époque, de nous, où chaque détail composerait en fait une partie de notre identité.
En cela Boyhood n’est pas une œuvre singulière mais un film unique, qui surclasse tous les précédents films du réalisateur et qui ne ressemble à aucun autre film épique américain de ces dernières années. Il ne se donne aucun genre. Il s’affirme, à l’instar de son personnage principal, jusqu’à devenir libre et indépendant. A nous d’imaginer la suite.
vincy
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