Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l'existence (En duva satt på en gren och funderade på tillvaro - A Pigeon Sat on a Branch Reflecting on Existence)


/ 2014

29.04.2015
 



MONDE SANS GLOIRE





«- Est-ce qu’on a le droit d’utiliser les gens uniquement pour son propre plaisir ? »

Comment devenir un être humain quand le monde tourne mal ? Roy Andersson, avec son génie de l’onirisme, compile dans Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence des vignettes où l’Homme est régulièrement oppressé : souverains, aristocrates, guerres, créanciers, lois absurdes, capitalistes cyniques…

Lion d’or à Venise, ce film inclassable ne manque pas de classe. Dernier volet de sa trilogie des Vivants, le cinéaste nous offre en préambule trois morts ordinaires filmées de manière absurde. Manière de planter le décor : nous sommes biens dans une œuvre existentielle, et grinçante. Et les époques ont beau se mélanger, de Charles II de Suède à la seconde guerre mondiale, de la révolution industrielle et esclavagiste à ce présent indéfini, le genre humain est immuable.

On peut toujours profiter de l’instant – regarder la neige tomber, vouloir boire un verre de vin, s’amuser avec sa progéniture, écouter une musique mélancolique … - l’horreur et le réel nous rattrapent à chaque fois. Toujours un parasite, comme le roucoulement d’un pigeon qui perturbe le silence. Le réalisateur dépeint ainsi un environnement triste, et parfois terne, où le bonheur n’est jamais perceptible. Pourtant, ce la ne manque ni de dérision, ni d’humour, ni même de burlesque. Mais ce drôle de drame, éminemment sentimentaliste et compassionnel, ne fait pas arracher un sourire à ses protagonistes. Ils sont tous vieux, même les jeunes. Dévitalisés même, pour la plupart. Cette morbidité est accentuée par le maquillage, qui blanchit les visages (au point, parfois, de les faire ressembler à des clowns tristes). Il faut dire que tout est mort : le passé glorieux, les mythes, le confort d’une bourgeoisie arrogante, le rire provoqué par des accessoires désuets (les dents de vampire), ou encore l’amour.

Quand le glauque fait sourire

Cependant la tonalité satirique n’est jamais loin pour éclaircir cette noirceur ambiante. On ne devrait pas rire quand cette professeur de danse, pas très gracieuse reconnaissons-le, harcèle sexuellement (et tactilement) son beau et jeune élève. C’est là que toute la mise en scène du cinéaste se révèle déterminante et malicieuse. Les plans sont fixes, et si les personnages n’étaient pas en mouvements, nous pourrions croire à une succession de photographies contemporaines. L’image est raide, comme les corps des morts. Cet aspect statique est appuyé par une perspective souvent biaisée : la caméra regarde rarement frontalement la scène, mais plutôt de côté, comme biaisé, permettant une vue d’ensemble et plusieurs lectures en fonction de la profondeur du champ. Il se passe toujours quelque chose au loin même si le sujet central est au premier plan. Une véritable leçon de mise en scène, qui impressionne, enrichie par des décors saisissants et une image qui rappelle les tableaux d’Edward Hopper.

Mais ce n’est pas simplement une master-class de cinéma : Roy Andersson est doué d’une réelle inventivité. Au milieu de scénettes – 39 tableaux au total - qui se relient entre elles par des personnages tour à tour principaux ou secondaires, il nous offre une longue séquence dans un bar au milieu d’une zone paumée à l’époque moderne, où le Roi Charles II de Suède entre à cheval (pendant que son armée défile dans la rue, allant vaillamment au combat). Le Roi sensible et jeune en vient à draguer le serveur… alors que toutes les femmes sont chassées du rade (les gardes royaux appliquant la loi de l’époque). Intrigante et loufoque, pour ne pas dire déjantée, la scène

Une humanité enfouie sous l'exploitation

Dans ce méli-mélo invertébré se dessine alors le portrait d’une civilisation miséricordieuse, où les êtres sont au bord du gouffre. Certaines vignettes sont sans paroles, souvent les plus heureuses ou insouciantes. La musique traditionnelle, entre valse et manège, créé artificiellement un tourbillon (de la vie) qui semble un placebo aux malheurs des autres. Tous semblent vouloir échapper à leur condition, qui les réduit à l’état de soumission. Tous semblent vaincus. Les gens ne vont pas bien (certains sont même proches du suicides) mais ils sont contents de « voir » que les autres (anonymes) vont bien.

Car derrière l’absurde de sache la désolation de voir l’humanité désemparée face à ses crimes, sa misère, sa folie, sa mesquinerie. L’évolution a-t-elle finalement un sens ? L’homo-sapiens est-elle si intelligente ? On en douterait avec un film aussi pessimiste : un singe torturé au nom de la science, des esclaves noirs qui font tourner une machine incongrue devant de vieux riches atones et apathiques (idée aussi effrayante que formidable d’ingéniosité métaphorique). La civilisation occidentale est peuplée de zombies neurasthéniques et décadents.

Le pigeon peut toujours philosopher sur l’existence : celle-ci n’est qu’une succession chronologique de journées. Après le mercredi, il y a un jeudi. Et on remplit ses journées comme on peut, au risque de mourir, sans qu’on l’ait prévu. Roy Andersson propose une œuvre brillante, complexe, intelligente et même savante. Sa rareté au cinéma vaut amplement qu’on attende ses précieux films, formellement séduisants et fondamentalement si juste quant au miroir qu’ils nous tendent.
 
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