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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Anomalisa
USA / 2015
03.02.2016
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SOUMISSIONS
« Je sais que je suis une anomalie »
Charlie Kaufman continue de sillonner l’aliénation humaine dans ce monde conformiste. Si Anomalisa est un film d’animation, ce qui a priori diffère de ses précédentes œuvres singulières, il est en tout point « kaufmanien », dérivé d’un livre kafkaien ou d’un film gilliamien. A partir d’une pièce radiophonique, déjà interprétée par David Thewlis et Jennifer Jason Leigh, il met en image l’histoire d’un quinquagénaire blasé et déprimé qui essaie de retrouver le goût à la vie.
Dans un hôtel chic mais sans personnalité d’une grande ville de province banale, ce gourou, auteur d’un best-seller sur le management et la confiance en soi, déambule dans un monde étrange. Cet univers perturbe le spectateur comme il trouble cet anti-héros dépressif. Tout le monde se ressemble, porte le même « masque » presque robotique (aux coutures apparentes), et hommes comme femmes ont une voix mécanique (le langage est une succession d’éléments codés) et identique. On pourrait se croire dans un monde de science-fiction. Il s’agit simplement de la vision d’une société uniformisée.
Coutures et cicatrices
Une fois posé ce cadre brillant, Kaufman et son co-réalisateur Duke Johnson déroulent un récit où l’associable, qui peut se permettre d’être différent grâce à son statut social, se voit pris dans une spirale infernale où tout se fracasse : une ex (la rupture mal cicatrisée) qui lui en veut d’avoir lâché leur passion pour choisir une vie pépère, sa vie (trop) tranquille qui l’ennuie à mourir (une plaie), une jeune femme différente (elle a d’ailleurs une cicatrice) qui l’attire et lui fait espérer un avenir meilleur… On l’aura compris, Anomalisa est un film d’animation pour adultes. Le personnage se douche, pisse, boit, mate, s’énerve. Il est normal et pourtant, apparaît comme un bug qui dérègle les conventions sociales.
L’incommunicabilité des êtres, la distance imposée dans les rapports humains, les entraves qui contraignent la spontanéité et le vide existentiel composent une fable mélodramatique glaçante. Mais, derrière ce vernis mélancolique, les réalisateurs apportent une touche d’humanisme quand Lisa l’anomalie et Michael Stone (qu’on pourrait traduire par « cœur de pierre » ou « défoncé » selon notre regard) se trouvent.
Erection et cunnilingus
Pour cela il y a le sexe. Certains se masturbent seuls dans leur chambre. Il y a le sex-shop, seule boutique ouverte la nuit. Et puis on peut aussi faire l’amour, même si les corps sont imparfaits. La séquence, assez crue mais sublime de naturelle (en plus d’être une prouesse technique), redonne de la vitalité à cet alcoolique apathique. En renforçant ce contraste entre ces deux amants et les autres humains, Kaufman et Johnson dévoilent une civilisation dans le coma, peuplée de crétins ou d’immatures incapables de ressentir une émotion ou libre arbitre. Leur observation emplie de justesse démontre que la médiocrité nous tue à petits feux.
Ce pourrait être nihiliste, mais le personnage de Lisa amène de la chaleur humaine. Une femme complexée, presque vierge, pas très riche, mais assez intelligente.
Jusque là, l’histoire était celle d’une rencontre, assez classique, mais touchante. A partir de là, Anomalisa va vriller vers le fantastique et l’allégorique. C’est ce virage qui transforme le film mélodramatique en œuvre presque métaphysique. Car après avoir fait l’amour, Lisa change et se banalise. L’importance de la voix prend toute sa dimension. C’est avant tout l’illustration d’un homme qui est capable d’une impulsion irréfléchie en suivant ses émotions et qui se lasse vite, lucide sur la routine qui écrasera la beauté éphémère d’une nuit magique. Abattu par son pessimisme et son incapacité à savourer son existence, il en vient à rêver sous la forme d’un délire paranoïaque proche d’une nouvelle de Philip K. Dick, qu’il est un homme sans visage, qu’il n’y a rien derrière son masque.
Les masques tombent
Terrible constat, qui rejoint alors toutes les œuvres de Charlie Kaufman (l’amour est une illusion, de l’autre côté du miroir il n’y a rien). Plus aucune pensée n’est produite. Et, par conséquent, toute réflexion est influencée par des schémas préconçus. La pression sociale détruit alors tout romantisme. Le charme est subtilement rompu par le simple usage de la voix de Lisa…
C’est quoi être humain aujourd’hui ? C’est quoi la douleur ? C’est quoi être vivant ? Autant de questions qui n’ont pas forcément de réponses mais qui donnent à Anomalisa un aspect philosophique fascinant, qui hante longuement nos esprits. Au milieu de cette solitude dans les champs peuplés de cons, on peut légitimement péter les plombs. Mais ici, il ne s’agit que d’une magnifique critique subversive, satirique et réfléchie d’un système où le service client est supérieur à la relation humaine, où le consommateur a dévoré l’individu. Un monde de clones qui ne font pas rire, sauf à avoir la distance nécessaire (et salutaire) pour y voir des clowns dont on peut se moquer, tout en étant compatissant avec cet homme largué et défait par l’absence d’hyperliens dans cet OS connecté.
vincy
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