Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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Les habitants


France / 2016

27.04.2016
 



CONFESSIONS INTIMES





"– Et vous vous êtes pas renvoyé de messages ?
– J’ai changé de numéro.
– Ah ouais c’est vrai. Du coup tu l’as plus, le sien.
– C’est pour ça que j’ai changé exprès. Et j’ai bloqué tout son Facebook, j’ai tout bloqué.
– Ah t’as bien fait.
– Et attends, je recevais encore son courrier. J’ai brûlé le courrier.
– T’as bien fait.
– Ah, j’ai tout brûlé.
– Te venger.
– Il demandait ses papiers Pôle emploi et tout. J’ai dit : « Je brûle tout. »
"

Avec Raymond Depardon, la forme n’est jamais anodine. Déjà il y a ce titre. Les habitants. Pas les Français. Ni les citoyens. Non, juste des habitants. Ils habitent là. Ils sont Français, certes. Mais ils n’ont pas le même accent, les mêmes expressions. La langue varie d’une région à l’autre. C’est ce qui différencie un habitant de Bar-le-Duc d’un autre de Nice ou de Sète. Les habitants ce sont des gens « ordinaires » qui sont ancrés dans leur territoire, leur lieu de vie. Ils sont loin de la Capitale, semblent même un peu à l’écart du monde.
Le documentaire ne se veut ni sociologique ni exhaustif. Ici, pas de bobos ou de CSP+, d’agriculteurs ou d’asiatiques ou d’homosexuels. La série de portrait est un reflet subjectif d’une population composée de mères célibataires, de couples matures, de séniors, d’amis, de jeunes amoureux etc…

Alors comment à partir de ces duos disparates, on obtient un film cohérent et finalement un discours assez uniforme ?
C’est là que le procédé choisi par Depardon est intéressant. L’art de la répétition. En plaçant les duos en face à face, de profil par rapport à la caméra, en plan fixe, dans une caravane, avec, en arrière plan des villes qui perdent leur identité (une rue ou un parking sont similaires à Fréjus ou à Villeneuve Saint-Georges), il gomme ce qui pourrait différencier ces habitants des cités de ceux des villes en déclin. Il met chacun des duos à égalité. Le spectateur ne peut alors que se concentrer sur les visages, les gestes, les paroles de ces habitants. Avec, en fil conducteur, la très belle partition d’Alexandre Desplat.

Le divan assis

Le documentariste invite ces gens à se confier, sans sujets prédéfinis, sans a priori. La caravane, cette vieille caravane des années 70 qui sillonne les routes d’une France atemporelle avec ses beaux platanes et ses clochers, loin de ses no man’s land défigurés par les grandes enseignes et les publicités, se transforme en divan de psy. Et en 2015, que se racontent les habitants de ce pays ? Ils ne parlent pas d’attentats, pas de politique (même si certains évoquent à demi mots la transformation de leurs villes et de leurs commerces), même pas de sport, et très peu de religion. Non, les habitants, affreusement sédentaires (la mobilité fait peur apparemment), sont égocentrés. Les mères s’inquiètent pour leurs enfants, surtout s’ils ont de l’ambition et qu’ils ne veulent pas se marier et leur « offrir » des petits enfants. Les jeunes parlent de cul, de leurs ex, de dilemmes sentimentaux. Dans cette caravane hors-sérail, on parle de soi, de la vie, de la crise, du travail, de ses angoisses, de ses galères, de ses embrouilles. Les jeunes n’ont pas les armes pour affronter la réalité. Les vieux sont désespérément seuls et un peu paumés. Les adultes ne sont pas mieux lotis avec les divorces qui se passent mal ou les problèmes de fric. Il y a un fossé générationnel qui se dessine. A Nice, les retraités semblent comblés par leur ville, alors que les jeunes semblent s’y ennuyer à mourir.

Stérotypes en stéréo

Cette succession de témoignages non encadrés mais bien cadrés donnent au film une tonalité colorée, diversifiée, parfois drôle (il y a des punch-lines hilarantes), souvent touchante. Parfois, on pourrait être atterrés, voire effarés de tant d’insignifiance, de certaines obsessions, de leurs certitudes, de leur façon de parler des autres (étrangers, femmes, jeunes…). On pourrait croire qu’il n’y a que des stéréotypes (sauf qu’on ne les a forcés à rien) : la jalousie des femmes, le manque de dialogue entre parents et enfants, et d’un point de vue général, le problème des enfants (pour toutes les générations). Derrière ses réflexions basiques (« faut pas sortir de Saint-Cyr »), on comprend bien que l’égalité homme femme, la manière dont les hommes comme les femmes se représentent dans la société, s’enracine toujours et encore dans une relation, une situation qu’on qualifierait de caricaturale et primitive si ce n’était «un cinéma du réel ».

On sent bien quand même le regard intéressé et compassionnel que porte Raymond Depardon sur ces habitants lors de cette flânerie française. Mais il y a un discours qui se dessine, insidieusement, sur le sentiment de déclin, du « c’était mieux avant » comme du « je ne veux rien changer ». Depardon ne censure pas la parole qu’elle soit raciste ou absurde, tendue ou sexiste. Elle ouvre juste une plaie béante entre un public parisien traumatisé par des attentats et une évolution politique qui conduit au repli sur soi et ces gens qui se complaisent dans ce même repli. Le film aurait pu être tourné il y a cinq ans, ça n’aurait pas changé grand chose. En cela, il lui manque une prise avec le réel, avec l’époque. Le vide abyssal des conversations banales, loin de toutes polémiques, et donc fortement consensuelles, en font un objet qui interpelle. La France ne produirait-elle plus d’idées autre que celle d’un commentaire sur twitter d’une émission de télévision fédératrice ou un « like » sur Facebook autour d’une vidéo mignonette ? Le point de vue de Depardon était-il finalement de vouloir se persuader que la France était encore celle de Tati et Trénet, celle de Sébastien et Drucker, un pays lisse où le nombril qui démange est plus important que l’idée qui dérange ?

Une vision immobile

Certes en offrant à la jeunesse le beau rôle - dans le sens où elle est assez privilégiée dans le montage - de cette France immuable, le cinéaste cherche à voir ce que ce pays pourra être demain en filmant ceux qui la feront. Il n’est donc pas étonnant que le film s’achève sur un couple jeune, noir, musulman et terriblement amoureux. L’espoir est davantage là que dans ces habitants qui ne veulent pas changer leurs habitudes ou qui évoquent un passé révolu en s’accrochant à des repères qui n’existent plus.
Car si le cinéaste part sans préjugés et filme cliniquement ces habitants, il sait que les spectateurs se feront leur propre jugement et auront des sentiments contrastés à l’égard de chacun des duos. Il est habile de sa part, alors, de finir son voyage faussement immobile sur une déclaration d’amour, sur une note romantique. Si son cinéma refuse toute forme de didactisme (pas de contextualisation, pas d’explication, tout est « brut »), cela ne signifie pas qu’il n’a pas de point de vue. Il s’agit d’un tri sélectif parmi des dizaines de conversations. En choisissant celles-ci, il a bien voulu nous raconter une histoire ou des histoires, oubliée(s) par la grande Histoire. Il y a quelque chose d’anthropologique dans cette démarche, même si elle révèle une fracture immense entre ces habitants, ceux qui aspirent au changement et ceux qui nous dominent.
 
vincy

 
 
 
 

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