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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Sergio et Sergeï
/ 2017
27.03/2019
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FIGES DANS L'ATTENTE
Sergeï : " - Je vis sur une île hors du temps, crois-moi."
Sergio : "- Je sais ce que c’est."
Habituellement, l’année 1991 est considérée par les historiens comme la date qui marque la chute de l’Union Soviétique. Ce moment historique aurait été le point déclencheur de la fin de la Guerre Froide. Néanmoins, en 1991, le drapeau soviétique flottait toujours quelque part : il était sur la station spatiale Mir. Sergeï Krikaliov, un cosmonaute de Leningrad, restait tout seul là-haut, abandonné par un état qui était en train de s’écrouler. Le réalisateur Andrei Ujica raconte d'ailleurs cet épisode dans son documentaire Out of the present (1995).
Comment filmer les ruines d’un moment historique qui est encore aussi récent ?
Sergio & Sergeï est l’intéressante réponse d’Ernesto Daranas à cette question. Dans le générique on peut lire : « Cette histoire est inspirée de faits et personnages réels, mais il s’agit d’une fiction ». Sergeï, interprété par le cubain Héctor Noas, est Krikaliov, le cosmonaute abandonné à son sort par l’URSS. Sergio, interprété par Tomás Cao, est un professeur cubain révisionniste de philosophie marxiste et radioamateur. Diplômé à Moscou, il parle russe couramment. Sergio aurait entendu accidentellement la voix de Sergeï lorsque ce dernier, angoissé, appelait à l’aide via des communications radiophoniques. Sergio, comme tant d’autres, était sur écoute et utilisait régulièrement ce moyen de communication pour échanger avec Peter (Ron Perlman) un journaliste américain bien connecté avec certains responsables de la NASA.
Le refuge de la fiction permet à Daranas d’élaborer un récit qui va au delà de l’anecdote et de la comédie aux bons sentiments. L’histoire s’arrête souvent sur les noms des hommes qu’on désigne "personnages principaux" et sur des actions écrites en majuscule, toujours épiques et palpitantes. Le film de Daranas est une manière de raconter l’histoire de tous ces Cubains, de toute cette souffrance qu’a déclenché la chute de l’Union Soviétique à Cuba. Sergio et Sergeï sont deux personnages isolés et perdus dans une attente longue et radicale. Surveillés de près par leurs gouvernements et en manque d’argent, ils ne peuvent pas faire autre chose qu’attendre que quelqu’un de puissant veuille bien les aider. Le film de Daranas reflète une situation paradoxale : après la dislocation de l’URSS, tous les chemins qui étaient tracés par un ordre supérieur s’écroulèrent. La liberté qui a émergé des cendres de cette chute n’a pas été celle qui naît d’une profonde révolution : l’illusion d’un changement collectif a été remplacée par un simple changement de têtes au pouvoir.
Comment filmer l’orage qui se déchaîne et l’attente qui précède une suite d'événements auxquels personne ne nous a invités ?
Ces trois personnages n’échangent pas juste des mots, mais aussi des silences et des espaces vides. Mettre en scène ces émotions est bien plus compliqué quand on essaye de raconter un moment historique précis basé seulement sur des archives. La fiction et la poésie permettent de donner une voix à tous ces personnages, au delà des images d’archives que nous avons tous en tête : un homme, une femme, affolés et angoissés, le drame marqué sur le visage, entourés d’une foule de témoins derrière, qui regardent la caméra.
On peut retrouver cette volonté similaire de passer par la fiction pour rendre justice aux oubliés d'un événement historique précis dans d'autres films cubains comme Guantanamera (Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabio, 1995), qui a récemment été édité en DVD en France, après une ressortie en salles en 2018. Dans ce film, un locuteur de la radio cubaine s’interrogeait sur les problèmes que pourrait générer le rapatriement des morts qui devaient transiter en voiture dans les différentes régions de Cuba pour se faire enterrer. La chanson Guantanamera, qui signifie fille de Guantánamo en espagnol, sera le leitmotiv qui permettra à Gutiérrez Alea et à Tabio d’élaborer le récit de cette époque.
Sergio & Sergeï est la première coproduction entre Cuba et les États-Unis depuis plus de soixante ans. Il est aussi intéressant d’observer que Ron Perlman, qui joue dans le film le rôle d’un personnage conciliateur entre les deux pays, s’est vu dans la vraie vie jouer ce même rôle puisqu’il a a été extrêmement investi dans les négociations pour trouver le financement entre les deux pays.
L’angoisse provoquée par l'attente est très bien décrite par Sergeï dans un des échanges qu’il a avec Sergio : « Si on met un crapaud sauvage dans une casserole d’eau bouillante, il va sauter pour sauver sa vie. En revanche, si on met ce même crapaud dans une casserole d’eau froide et qu’on augmente la chaleur progressivement, le crapaud ne remarquera pas qu’il va mourir ».
Miquel Escudero Diéguez
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