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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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J'accuse (An Officer and a Spy)
France / 2019
13.11.2019
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LA DÉBÂCLE
»Quand une société en est là, elle tombe en décomposition. »
Voir ou ne pas J’accuse de Roman Polanski
Après deux dernières fantaisies théâtrales en huis-clos Carnage, plutôt réussie, et La Vénus à la fourrure, moins convaincante, et une adaptation d’un best-seller raté, D'après une histoire vraie, on désespérait de revoir un bon film de Roman Polanski. Son dernier film d'envergure? Il faut remonter à The Ghost Writer en 2010, en compétition à Berlin, et c'est ce même haut niveau d'ambition qu'il vise avec J'accuse (les deux films ont d'ailleurs en commun le scénariste Robert Harris). C'est réussi formellement : J'accuse rappelle que Roman Polanski est bien encore et toujours un cinéaste majeur aux yeux de la profession... et du public. Cependant, même auréolé d’un Grand prix du jury à Venise, la consécration n’aura pas lieu. C’est d’autant plus regrettable que ce film sur l’Affaire Dreyfus est un film important, essentiel, fondamental pour comprendre l’antisémitisme en France et l’importance du quatrième pouvoir (la presse grâce à Zola) et de la désobéissance (celle du colonel Picquart) pour remettre l’Etat à sa place.
Un grand rôle
Après plusieurs adaptations littéraires c'est la première fois que Roman Polanski adapte un véritable épisode de l'Histoire de France dont la chronologie des faits est déjà connue. C'est d'ailleurs un film qui fait écho à l'académique Le Pianiste: l'antisémitisme et ses séquelles, la solitude d'un homme au milieu d'un chaos. Toutefois, c'est aussi un scénario adapté du livre D. (An Officer and a Spy) de Robert Harris publié en 2013 à propos de cette scandaleuse affaire Dreyfus. J'accuse est l'un de ces films de reconstitution historique à l'image très 'qualité française' avec un grand soin apporté aux décors, accessoires et costumes. La précision de Polanski en fait presque une œuvre perfectionniste sur cette fin de siècle, composée de détails fidèles jusque dans les dialogues. Au générique Jean Dujardin (Picquart) qui trouve ici un très grand rôle, Louis Garrel (Dreyfus), Grégory Gadebois, Emmanuelle Seigner, mais aussi Didier Sandre, Melvil Poupaud, Mathieu Amalric, Vincent Perez...
L'introduction à cette histoire commence avec le 5 janvier 1895 où dans une cour d'honneur remplie de militaires se déroule le symbole de la condamnation de Dreyfus au déshonneur : il est dégradé, ses galons arrachés, avant d'être envoyé en prison à l'isolement, loin sur un ilot désert d'outremer. La capitale de cette époque (des dizaines d’années avant l'arrivée des Nazis et la seconde guerre mondiale) est vue comme un lieu où l’antisémitisme est une opinion largement partagée par tous, un personnage évoque même une « dégénérescence morale et artistique du pays »… La France est rance, ultra-conservatrice et catholique, malgré ses éclats littéraires, artistiques et cinématographiques : le 7e art est va naître quelques mois plus tard.
C’est dans cette ambiance que l’armée, qui cherchait un traître communiquant des informations à un autre pays, trouve en Dreyfus, capitaine juif, le coupable idéal. Un bouc-émissaire. En mars 1896, le colonel Picquart, ayant été promu à la tête du service qui rassemble et analyse des documents interceptés, remarque qu’il y a toujours des informations communiquées par un traître avec une écriture semblable, alors il s’interroge: et si Dreyfus avait été accusé et condamné à tort? Il va reprendre l’enquête et le film nous montre le fonctionnement des services de renseignement de l’armée à travers ses méthodes : déchiffrage de documents déchirés dans une poubelle, ouverture de lettres avant leur distribution, filature et photographie, comparaison d’écriture… Les ancêtres des Experts. Si le film prend quelques libertés avec l’histoire réelle de Picquart, c’est au service d’une narration s’inscrivant dans le genre de l’espionnage qui le rend plus proche d’un thriller que d’un drame d’époque.
Un effet domino
Au fil de ses recherches Picquart rapporte à sa hiérarchie militaire ses doutes et ses certitudes à propos d'un traitre qui ne serait pas Dreyfus, avant de se heurter à leur refus d’aller plus loin. Le cas a été jugé avec beaucoup de publicité : il est donc hors de question de reconnaître qu’il y aurait eu une erreur car « on ne veut pas d’une autre affaire Dreyfus ». Plus grave encore politiquement, Picquart va découvrir qu’il y a eu falsification et manipulation pour accuser ce militaire innocent… Hitchcockien en diable. Polanskien surtout : les héros se retrouvent vite débordés et ensevelis par des circonstances irrationnelles. Picquart est alors muté, pour faire tout autre chose, il sera lui aussi emprisonné. C’est en 1897, d’après les informations réunies par Picquart, qu'Emile Zola écrit dans un journal sa fameuse tribune « J'accuse » au président de la République Félix Faure : le scandale devient explosif... Zola devra même s’exiler. Un effet domino catastrophique qui amènera d’un côté la construction de la gauche française, de l’autre les dogmes nauséabonds de Charles Maurras. Une France coupée en deux, clivée,
Au-delà de son contexte politique et de cet acharnement aveugle d’un Etat, le film J'accuse se déroule avec le suspens et le rythme d’un film policier pour identifier l’autre suspect. C’est ce qui tient en haleine. Car le public connaît Dreyfus, Zola, l’injustice et les conséquences internationales de l’affaire, mais rarement le vrai coupable.
Roman Polanski se repose sur la force du scénario (et des faits historiques) pour livrer ici un film chargé de complot politique et de manipulation médiatique. On est alors bien plus proche de son film The Ghost Writer où la fiction interrogeait en écho la réalité (l’allégeance du premier ministre britannique Tony Blair aux intérêts de guerre américains de George W. Bush). Cette fois avec J'accuse c’est avec la réalité du passé que Polanski pourrait questionner notre présent (une France antisémite et un pouvoir qui couvre ses erreurs). C'est toute la puissance du film. Avec ce Dreyfus persécuté injustement, c'est avant tout la montée des haines discriminatoires (juifs, musulmans, homos, etc...) qui inquiète le spectateur à travers cet épisode révélateur de l'Histoire de France: l'affaire Dreyfus serait une graine d'antisémitisme qui va germer jusque dans les années 1930 et conduire une partie du pays à embrasser le fascisme et la cause nazie.
Coupables
J'accuse est un rappel nécessaire, si besoin était, que Roman Polanski est bien encore et toujours un cinéaste important, capable d'une œuvre puissante et traitant de la haine et des préjugés (religieux, politiques, racistes etc...), autant que d'un système broyant la vérité et l'utilité de lanceurs d'alerte seuls contre tous. Il dévoile la manière dont le totalitarisme prend forme, les symptômes d’une société malade, les poisons toxiques qui s’insufflent au sein des sociétés, autant de maux qui perdurent aujourd’hui.
Si le film est important, il ne déculpabilise pas le cinéaste de ses crimes, entendons-nous bien. Mais il réhabilite clairement Dreyfus, si besoin était. En prenant le point de vue du colonel marie-Georges Picquart, il privilégie une contre-enquête, froide, distante, trouble. Une quête de vérité qui rend hommage à l’obstination de ceux qui résistent à l’ordre établi et aux divers pouvoirs à l’agenda caché. Il faut dire que cette affaire mériterait presque une série en plusieurs saisons tant elle offre de rebondissements et de trahisons. Avant le début du XXe siècle, Méliès et les frères Lumière s’en étaient déjà emparés. Polanski préfère surtout décrypter les institutions et ses abus de pouvoir. C’est l’ironie de J’accuse. Depuis plusieurs années, le réalisateur dénonce ceux qui cherchent ses aveux sur ses crimes sexuels et ces médias et procureurs qui le persécutent. Son film leur rend hommage. A l’instar de son épilogue ironique et ambiguë, J’accuse, le réalisateur se laisse aller à la fois à une forme de fatalisme (c’est l’époque qui veut ça) et une foi en l’homme (il y aura toujours des gens honnêtes et résistants). Pas étonnant alors que ce soit le point de vue Picquart, militaire rectiligne et dénué de sens politique, dont sa conscience et ses idées importent peu tant que le combat est juste. En voyant J’accuse, on en vient à espérer que Polanski ait le même sens du devoir.
kristofy
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