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À TOMBEAU OUVERT
« Howard, où est l’argent en ce moment ? »
Le film noir revisité par les frères Safdie. Uncut Gems court à travers un labyrinthe où se croisent un diamantaire new yorkais, des petites frappes, un beau-frère pas sympathique, une femme qui ne le supporte plus, une maîtresse qui l’adore, une star de basket, un bookmaker, etc… C’est un tourbillon de corps tendus, de visages énervés, de confrontations hystériques ou dramatiques.
Au milieu, dans l’œil du cyclone, il y a Adam Sandler. Jamais l’acteur n’a été aussi brillant. Si le public le connaît avant tout pour ses comédies, plus ou moins réussies, on savait sa capacité à endosser des rôles moins drôles, beaucoup plus poignants, grâce à Punch-Drunk Love de Paul Thomas Anderson et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach. Ici, le virage est radical. Il est un joyau à multiples facettes qui brille dans un univers très noir.
Sandler, aka Howard Ratner dans le film, est génial, portant tout le film sur ses épaules baissées. Car le film est épuisant, nerveux, frénétique. On y respire brièvement que très rarement. C’est une apnée de 2h15, une course contre la montre (toc ou luxueuse) et contre la mort (inattendue), avec ses influences « scorsesiennes » (notamment cette façon de filmer New York, de caster les seconds-rôles). Cette mise en scène sans répit, sans oxygène, presque claustrophobe (on n’aimerait pas être enfermé dans un sas de sécurité), nous happe très rapidement. Les Safdie conservent leur patte (musique électro vintage, générique psychédélique, image ultra contrastée) et signent un scénario vertigineux et sans issue.
L'arnaqueur
Avec ce film de genre, les réalisateurs parviennent à transformer un drame existentiel en fuite en avant –avec le rythme adéquat – sans fin. Ça ne s’arrête jamais car le personnage, immature comme un ado, est incapable de faire une pause dans ses magouilles et ses mensonges. Il est plongé dans une spirale infernale par sa propre faute. On éprouve aucune empathie, on ne voit que l’homme responsable de son propre malheur. Grâce à Sandler, pourtant, on ne le juge jamais. On le voit comme une victime de lui-même, à embrouiller tout le monde, y compris lui-même. Cupide et arnaqueur, infidèle et jaloux, joueur maladif et négociateur compulsif, il pense toujours s’en sortir. Le spectateur envisage plutôt l’AVC ou l’infarctus comme châtiment à ses petits crimes. Parallèlement, on comprend la lassitude de son épouse, Indina Menzel, solide, et de leurs progénitures. Comme on apprécie la gentillesse et la candeur de sa concubine, admirable Julia Fox.
Le film prend sa force dans l’écriture de ces multiples personnages, dont la caméra capte chacune des nuances et tous leurs doutes en gros plan. Mais il prend surtout son intensité par sa capacité à nous entraîner dans cette débandade débridée et furieuse de cet homme qui passe à côté de sa vie à cause de son ego et de son avidité. Si le film est éminemment moral, les frères Safdie n’en font rien de didactique. Il y a une subtilité qui éclaire entre ombres et lumières, l’impasse dans laquelle Howard nous emmène : on peut toucher la gloire, frôler le génie grâce à la chance, et l’instant d’après être dans une souffrance intime maximale ou foudroyé par le destin. C’est un tour de force que de nous faire respirer, enfin, quand la tragédie survient.
Car chez les Safdie, rien ne finit jamais très bien. Sans doute parce qu’ils critiquent insidieusement cette binarité américaine entre winners et losers, entre violences physiques et paroles creuses. Fascinant, Uncut Gems n’est pas un joyau à mettre devant les yeux d’un épileptique, mais c’est assurément une pierre précieuse dans le cinéma américain.
vincy
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