Portrait
 
« Dans ma tête d’enfant, tout paraissait sereinement beau. Des avions passaient lentement dans le ciel, des jouets en caoutchouc flottaient sur l’eau, les repas semblaient durer cinq ans, et la sieste paraissait infinie ». D.L

David Lynch offre au cinéma un univers complexe et déroutant, d’une poésie tour à tour noire et lumineuse, violente et trouble, unique. Génie inclassable pour certains, imposteur dérangé pour d’autres, le cinéaste est au centre de toutes les polémiques, et donc, de toutes les attentions.

Portrait d’un artiste au-delà de ce monde

Aîné d’une famille de trois enfant, le jeune David voit le jour le 20 janvier 1946 et grandit paisiblement à Missoula, une petite ville sans histoires du Montana. Au contact d’un père chercheur en agronomie et d’une mère enseignante à domicile, David Lynch n’acquiert pourtant pas le goût des études et devient très tôt réfractaire à l’apprentissage de l’écriture et au domaine scolaire en général. Plutôt taciturne, le garçon occupe ses loisirs à s’isoler dans un coin du jardin pour observer le monde qui l’entoure, les insectes grouillants, la vie insoupçonnée. Rêveur par nature et par goût, il ne s’intéresse qu’à la peinture et au dessin qu’il pratique dès lors assidûment en s’inscrivant aux cours du week-end.
Le bac en poche, il part pour Boston avec un ami, Jack Fish, pour entrer à la « Boston Museum School » qu’ils quitteront l’année suivante pour s’aventurer sur le continent européen. Déçus par les possibilités d’études qu’on leur propose, ils reviennent aux Etats-Unis pour s’inscrire finalement à la « Pennsylvania Academy of Fine Arts » à Philadelphie.
Réputée pour son apprentissage complet et rigoureux, cette école permet à Lynch de découvrir le travail de Francis Bacon, Pollock, ou Hopper, qu’il considère encore aujourd’hui comme ses maîtres et l’une de ses sources d’inspiration les plus précieuses.
Nous sommes en 1967, David Lynch commence à saisir les limites de sa propre relation avec la peinture. La toile ne pouvait contenir ce que Lynch voulait y voir, y entendre, y sentir. Aucun moyen de pénétrer le tableau. Il découvre alors le « Film Painting », et se met à en réaliser quelques uns à l’aide d’une vieille caméra et de quelques chutes de pellicule. C’est la naissance de « Six Figures » (ou « Six men getting sick »), un film d’une minute qui représente simplement un tableau en mouvement au creux duquel six personnages recouverts de glaise se disputent une boule de feu. Le film est projeté en boucle sur une sculpture lors de l’exposition de fin d’année et impressionne les professeurs qui décernent un prix au jeune artiste. Le tournant est amorcé. L’univers de la peinture qui fascinait tellement l’adolescent demeure collé aux chaussures de Lynch, mais celui-ci a besoin d’avancer désormais, une caméra entre les mains.
Il conçoit alors un nouveau projet de court-métrage, axé sur sa propre expérience traumatisante de l’apprentissage des mots. « The Alphabet » nous plonge pendant quatre minutes dans l’univers noir et angoissé d’une fille recouverte des lettres de l’alphabet. Pendant la réalisation du film, Peggy, la première femme de Lynch qu’il a rencontrée à l’université de Philadelphie, met au monde Jennifer (future réalisatrice de « Boxing Helena » en 1992). Lynch, qui pousse déjà très loin les rapports intimes entre l’image et le son, enregistre les bruits de son bébé et les retravaille pour en former une couche sonore continue qui viendra s’ajouter à la bande-son.
Grâce à ce court-métrage, présenté en 1968, « l’American Institute of Films » confie au jeune réalisateur une bourse propre à financer « The Grandmother », son premier moyen-métrage qu’il envisage de tourner en vidéo. Ce premier film en couleur achevé en 1970 présente un méli-mélo tendre et violent de prises de vue réelles et de dessins animés d’une durée totale de trente-quatre minutes. « The Grandmother » décroche nombre de récompenses ( Festival de San Fransisco, Belleview, Atlanta et Oberhausen) et encourage Lynch à suivre les cours de « l’Avanced Film Studies » pour y combler les lacunes techniques qui entravent sa créativité.
Dernier coup d’essai en 1974 avec « Amputée », un autre moyen-métrage qui traite de la difficulté d’aimer, et Lynch se plonge pendant trois ans dans l’écriture et la production (délicate) d’ « Eraserhead », son brulôt expérimental et révolutionnaire, aussi hermétique que puissant, incroyablement révélateur des potentialités artistiques, visuelles et surtout sensibles de David Lynch.
1977. Sortie d’ « Eraserhead ». Cette année est déterminante pour Lynch qui vient d’imprimer sur pellicule l’échantillon le plus précieux du monde interne qui le tourmente. Pur concentré de l’univers Lynchien, le film frappe les esprits, effraie une grande partie du public, mais entraîne avec lui une foule de fans mystifiés par cette œuvre étrange, noire, et infiniment complexe. Chaque nouvelle projection d’« Eraserhead » présente une autre lecture du film, un nouveau visage, une facette inexplorée de l’œuvre et du réalisateur. Constamment analysé dans les cours de filmologie, « Eraserhead » est projeté chaque jour en salle un peu partout dans le monde depuis sa sortie voici vingt-deux ans. Culte donc.
Son plus grand succès public, il le doit à « Elephant Man », en 1980. Produit par un certain Mel Brooks qui garde un oeil sur Lynch depuis ses débuts, ce chef-d’œuvre toujours en noir et blanc permet au réalisateur de conquérir un public populaire par la facture quasi-classique du film et ses qualités narratives.
En 1984, sans doute trop jeune et trop immature, Lynch voit grand, trop grand, et pactise avec « l’ogre » producteur, Dino De Laurenti, interessé lui aussi par ce chantier gargantuesque qu’est l’adaptation de « Dune ». Premier échec. Le film ne rencontre pas son public et les critiques ne soutiennent pas Lynch dans cette épopée galactique. L’énorme pièce-montée retombe mollement et tâche celui qui l’a échaffaudée.
Pourtant, Lynch en ressort grandi. Plus humble, il écrit puis réalise « Blue Velvet » en 1986. Nouveau succès qui vient effacer le doute. Ici, point de faste dégoulinant, nul décor monumental, nulle ambition démesurée : « Blue Velvet », ou la redécouverte d ‘un univers personnel et fascinant enfin réapproprié, sublimé dans tout son malaise, son obscurité, sa beauté. C’est la rencontre avec Isabella Rossellini, qui partagera la vie de Lynch quelques temps après sa rupture avec sa première femme. En 1988, Lynch se penche sur le documentaire et réalise une série caricaturant avec humour les français intitulée « The Cow-Boy and the Frenchman », tourne ensuite « Zelly and me », et concocte avec Angelo Badalamenti un spectacle musical et plastique très expérimental : « Industrial Symphonie n°1 ».
Deux ans plus tard, il rencontre le scénariste Mark Frost et réalise avec lui une série documentaire en treize épisodes réunis sous le titre « American Chronicles ». Il enchaîne immédiatement avec le tournage de son nouveau long-métrage. Grâce à ce dernier, le Festival de Cannes offre au cinéaste la reconnaissance ultime : Palme d’Or 90 pour « Wild at Heart » (Sailor et Lula).
Avant même la sortie en salle de ce dernier, Lynch travaillait avec Mark Frost sur une série télévisée : « Twin Peaks ». Le choix du support télévisuel, bien qu’étonnant, se justifie par une volonté délibérée de construire une œuvre complexe, avec une multitude de personnages et de nombreuses trames. Seule la télévision permettait l’échaffaudage d’un tel travail, structuré en plusieurs épisodes. Le pilote et les vingt-neuf épisodes que comptent la série seront réalisés en 1990 et 1991. La série, bien qu’écourtée par les studios contre la volonté de Lynch, remporte un énorme succès et entraîne ses fans dans une contrée angoissante, peuplée d’étranges personnages aux secrets lourds et nauséabonds. Des millions de téléspectateurs sont suspendus à une seule et unique question :
« Qui a tué Laura Palmer ? ». Culte, à nouveau.
L’année suivante, et contre toute attente, Lynch signe « Fire walk with me », la version cinéma de « Twin Peaks ». Déception pour les fans de la série télévisée qui découvrent une adaptation atrophiée du script original et se sentent trahis par le maître. Peu importe, le film, magnifique, est un succès. Paradoxalement, le spectateur qui plonge pour la première fois dans la petite bourgade de Twin Peaks par le biais du film, se jette ensuite sur la série avec le remords amer de l’avoir ignoré jusque-là.
Lynch va se tourner à nouveau vers la télévision en réalisant, toujours en 92, la série déjantée « On the Air », relatant avec un humour débridé les tournages d’un sitcom en 1957, aux débuts de la télévision. Seulement sept épisodes et un accueil mitigé. Jusqu’en 1997, Lynch se concentre sur ses amours de jeunesse et se remet à la peinture, expose, dessine, et installe dans sa villa de Los Angeles son propre studio d’enregistrement pour se permettre, enfin, de travailler à son aise et sans impératifs temporels sur ses recherches sonores et musicales.
En 1997 donc, il réalise « Lost Highway », merveilleux diamant noir qui scintille encore dans nos esprits depuis tourmentés. Chef d’oeuvre ultime pour certains, redite maniérée pour d’autre, « Lost Highway » ne laisse pas indifférent et s’impose comme la synthèse cristalline de l’imaginaire de Lynch.
1999. Sensible aux critiques tissées autour de son dernier film qu’on lui reproche trop similaire à ses autres longs-métrages, Lynch remporte le défi risqué de mettre en scène un papy parcourant l’Amérique en tondeuse à gazon. Troublant de sincérité, « The Straight Story » (Une histoire vraie) est réalisé à partir d’un scénario écrit par sa nouvelle compagne et monteuse attitrée, Mary Sweeney, et met à jour une nouvelle facette du réalisateur.
Plus de quatre ans ont passé, nous sommes en 2001 et Lynch nous offre l’un de ses plus beaux bijoux : «Mulholland Drive ».Emouvante, déchirée et poétique, cette histoire d’amour saphique Ô combien tragique signe l’avénement d’une carrière qui pourrait bien s’arrêter là, s’il le fallait, sans jamais désarçonner la stelle Lynchienne aux couleurs sombres qui trône désormais au sommet du monument du cinéma, côtoyant les plus grands réalisateurs de l’histoire.
Kubrick ne s’était-il pas exclamé à la sortie d’« Eraserhead » :
« Celui-là, j’aurais aimé l’avoir fait ! ».

Romain
 

 Dossier: PETSSSsss + Romain
(C) Ecran Noir 1996-2001