DA JACKIE CODE
"- Pourquoi fuir la lumière?"
Si Jackie Brown est le meilleur film de Tarantino, à date, cela tient peut-être juste à son propos existentialiste. Loin des bavardages futiles et des actes lyriques, le film s'ancre dans un format très classique (le film noir, le polar) autour de personnages plus matures (la vieillesse chez un ado comme Tarantino se situe aux alentours de 45 ans). Jackie Brown pourrait sonner comme un requiem. Mais, à l'instar du livre dont il est adapté, le film est comme un vieux rhum : il rend languissant avant de bien nous frapper, et de nous foutre du punch.
Fan d'Elmore Leonard, auteur trendy à Hollywood, maniant l'humour noir, Tarantino, fort du carton de Pulp, acquiert les droits de Rum Punch et le transforme à sa sauce. L'héroïne couleur poudre blanche devient black pulpeuse. La Floride est zappée au profit d'une Californie "déglamourisée" et le titre est changé au profit de cette femme qui a le prénom classe de la Kennedy et le nom banal d'un héros de BD. Le cocktail est évidemment plus tordu que cela.
Le film est à l'image de son générique. Nous voyons l'hôtesse de l'air, loin du paradis, immobile, de profil, belle. Figée, elle bouge toute seule grâce au tapis roulant. Poupée qui s'offre au regard des spectateurs. On peut tirer, ou mater. Puis elle marche, elle marche de plus en plus vite, pour finir par courir. Difficilement d'ailleurs. La dame n'est pas aussi agile que dans les films qui l'ont rendue célèbre. Le temps a passé. Allégorie parfait de ce que nous allons vivre (enfin voir). Le film commencera lentement par une mise en place appliquée et s'accélérera vers le final, pour ne pas rater l'ultime voyage de chacun des personnages, qui tous vont affronter leur mort, ou leur résurrection.
La vraie résurrection c'est celle d'une actrice et son personnage est évidemment iconoclaste. Une femme quadra, black, sans enfants, à la bouche plus qu'expressive, pour ne pas dire excitante. On est loin de la ménagère de moins de 50 ans typique. Pam Grier, véritable star des films de blaxploitation (des femmes à gros "lolos" qui savent tenir des "guns") dans les seventies. Tarantino l'avait auditionnée pour jouer Jody dans Pulp. Il se rattrapera en écrivant le scénario de Jackie spécifiquement pour elle, mais aussi en lui donnant la même vieille Honda pourrie que celle de Bruce Willis, et le même costard chic d'Uma Thurman.
Hormis Samuel L. Jackson, personne ne fait le trait d'union avec le précédent opus. Preuve de rupture. Il fut bien question de Travolta pour le rôle de Keaton (qui a des airs de McQueen). Comme Stallone devait être Louis (finalement incarné par De Niro). Là encoire, on voit bien l'envie de Quentin de faire renaître une vieille gloire. le choix de Bob de Niro est cependant plus intéressant. En ex-taulard tatoué, il compose un loser vieux jeu, "absent", sans étincelle et presque demeuré (avec une sexualité misérable). Coup de vieux pour Bob le flambeur des films de Scorsese avec lesquels Tarantino flirtent toujours. On est cloué en le voyant blasé devant une grosse dinde qui se dandine sur The Supremes. "Mais comment t'as pu en arriver là? Pourtant t'étais au top, mec, avant?!" Voilà comment Jackson parle de De Niro (lapsus : de son personnage).
A ce côté pile et voyou, il y a un côté face et intègre (Robert Forster, magnifique et romantique). Qui lui préférera faire le lien avec la Jackie en écoutant les Delfonics
Chacun des duos est parasité par la justice (Keaton) et le mal (Jackson). Comme un aimant, le positif et le négatif s'attirent et se rejettent.
Injustement boudé par le public, incompris des fans du cinéaste, cette production dénuée de luxe (12 millions de $), rapportera quand même 75 millions de $ dans le monde, avec un ton peu ludique et des stars pas franchement catégorie A. Pourtant ce sont bien les comédiens qui raflent les nominations et récompenses (notamment Jackson au Festival de Berlin). La partition est, encore une fois, précise et efficace, jouissive et personnalisée. De la bimbo blondasse et défoncée au salaud pourri et prétentieux, chacun en prend pour son grade. Tous sont au bout du rouleau, "insécures" dans leur rapport à l'autre, en transit ou en dépôt de bilan. Le scénario remet juste les compteurs à zéro, avec ces zéros. Les seuls survivants sont d'ailleurs ceux rendus sympathiques par l'auteur.
Il ne fait pas bon d'être une ordure, un loser ou une écervelée nympho dans un film de Tarantino. Chacun à leur manière est pathétique. A l'image d'un Tony Curtis décrépi que l'on aperçoit sur le petit écran. Ou de cette banlieue traversée de long en large. Si tout le film se passe à Los Angeles, on est loin des banlieues chics ou des ghettos médiatiques. Torrance, Hermosa Beach, Compton, Carson, Hawthorne, ... tous ces noms égrenés et ces lieux croisés ne sont que le ventre mou de la métropole, entre l'aéroport, la plage et le port. C'est aussi là que Tarantino a vécu et travaillé avant d'atteindre la gloire.
Car Jackie Brown n'échappe pas à une certaine personnification du cinéaste. Il y insère ses propres amours (The Killer de John Woo) et se complaît parfois dans certaines scènes. Le rythme est déroutant. Les séquences semblent interminables dans la première heure. On frôle l'overdose verbale avec Samuel
L. Jackson, ivre de paroles, prétentieux, entre outrance hilarante et surenchère énervante. Il faut attendre l'arrivée de la Jackie Brown pour que le scénario prenne son envol. Film inégal (il n'y a aucun équilibre entre les "parties" et les personnages), on se laisse malgré tout envoûter par cette histoire de complot et de manipulation brillamment écrite. Parce que justement, rétroactivement, le film, quand on le revoit, n'a d'intérêt qu'avec ce rythme bancal, cette lente séance d'hypnotisme qui doit conduire à un feu d'artifice. Et pourquoi ne pas prendre son temps pour les préliminaires?
Car finalement cette comédie noire se transforme aussi en portrait social. Du propos résumé sur les serveuses dans Reservoir Dogs, le réalisateur est parvenu à détailler les misères sociales et salariales d'une hôtesse de l'air de 44 ans, à 16 000 $ par an. Lorsque "Jacqueline" est en cabane, les femmes sont en majorité blacks et hispanos. Hormis les fameux bérets Kangol, les fringues sont ceux de banlieusards. Même le centre commercial n'a rien de plus. Il est juste le plus grand du monde et se transforme en Babel pour la middle-class. La réalité est sordide. Le cinéma est ailleurs : dans les rebondissements, dans les paroles, dans cette fin forcément amère, qui rappelle les amours impossibles de chez Demy.
D'ailleurs à l'instar du cinéaste français, Tarantino, outre l'usage méticuleux de la musique très R'n'B, souligne les coups de foudre avec ralentis et regards humides. Cela contraste avec le langage politiquement incorrect ou la propagande pour la clope (ça permet de garder la ligne), qui crédibilise le film comme appartenant au genre indépendant; c'est-à-dire loin des stéréotypes et contraintes des films de studios. Car ici, on y parle de l'âge qui marque et on ose décrire le corps qui se désagrège, filmer les hanches larges ou s'interroger sur son futur bien plus limité. Quitte à remettre en question son passé. Le couple Forster / Grier est symptomatique de ce contenu adulte, sérieux, attachant et touchant. Dans la fleur de l'âge, ils s'autorisent une romance (mais là encore pas de sexe!). Tarantino résume la sexualité de ces êtres à 3 minutes de baise entre De Niro et Fonda (un grand moment intellectuel).
Dans ce triple jeu de la part de Jackie, tout le monde est prêt à trahir tout le monde. Même dans la construction, le film "à chapitres" s'avère plus mature, mieux abouti que les autres. S'il n'y a aucune poursuite, aucun "twist", il n'y a qu'un plan machiavélique et simple pour servir de base à la libération de la femme. Ce détournement de biftons, sans se faire prendre par les flics et sans se faire buter par le proprio, est la véritable intrigue de ce film plein de noeuds. Tout se dénouera dans un lieu improbable, où tout le monde se croise, même par hasard. Parfait carrefour pour filmer l'échange de sacs, avec trois points de vue différents, qui permet ainsi de suivre la totalité des actes de chacun, mais aussi de suivre chronologiquement le parcours réel de ces dollars, qui manqueront à quelqu'un.
Cet échange est un film fascinant à lui tout seul.
D'ailleurs Forster prétexte aller au cinéma pour partir du bureau. Il sera le spectateur impliqué de ce deal entre voleurs. "Un film qui commence tout de suite et je ne veux pas rater le début." Il parle sans doute de la vie de cette femme dont il est tombé amoureux, une femme qui remplit ses silences avec des doutes, des peurs, des prises de conscience salutaires.
Pam Grier est surtout la reine des leurres. Elle simule très bien la panique. Tarantino n'en finit pas de faire tourner la caméra autour d'elle. Autant il est pudique avec les meurtres (les coups sont froids, brefs et assez lointains), jusqu'à ne jamais filmer un corps à terre, autant il est capable de la faire tournoyer autour de son égérie. Elle finira en beauté.
Laissant ainsi Robert Forster à ses regrets. Mais nous ne sommes pas dupes. Il avait déjà vu le film puisque le générique de fin peut s'entendre quand il sort d'une salle de multiplexe, la première fois que nous le voyons dans le centre commercial.
Un nommé Tarantino, vendeur de cassette vidéo, avait du lui recommander.
-Vincy
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