Le déconstruction constructive dans la dramaturgie de Tarantino trouve sa source non pas au sein du cinéma, mais dans la dramaturgie même, celle de Sophocle, Kundera, jusqu’à nouveau roman de Robbe-Grillet ou de la caméra-stylo de Jean-Luc Godard, voire de celle d’un peintre lorsqu’il nous faut reconstituer le parcours de son pinceau sur la toile.
Le cerveau humain et par déclinaison, son intelligence, à pour devoir inné de remettre dans une unité spatio-temporelle tout élément qu’on lui propose. Dès lors qu’ils s’accumulent, un réseau inter-connectif nous siffle à l’oreille quelle bifurcation emprunter pour à nouveau retrouver l’autoroute, l’ordre des choses dans sa simplification même, le vecteur initial et définitif pour découvrir la sortie du dédale imaginé par l’artiste.
Art jeune par sa définition et sa technique, le cinéma n’a fait que reproduire en dramaturgie, d’abord avec timidité, puis avidité , plus de vingt siècles de réflexions discutées par des milliers d’auteurs avant lui.
Avec Griffith pour commencer, père formateur et spirituel de toute grammaire cinétique, qui déjà, avec « Intolérance » ou « Naissance d’une nation », mettait en parallèle plusieurs récits, parfois séparés par plusieurs siècles, pour mieux éclairer l’universalité de son propos.
Puis avec Welles et « Citizen Kane », où le spectateur était invité à s’identifier à un enquêteur récoltant les témoignages qui, tel un puzzle, un kaléidoscope dirons-nous plutôt, allaient nous instruire sur la véritable identité de Kane.
Rapidement, cette sollicitation à la gymnastique intellectuelle du spectateur ayant portée ses fruits, nous la retrouverons dans un panel de films de genre et de nationalité les plus divers, de «Chaînes conjugales » de Joseph. L. Mankiewicz (frère du scénariste de « Citizen Kane »…) au « Rashomon » de Kurosawa.
Jusqu’à ce qu’un Alain Resnais avec « L’année dernière à Marienbad » en disperse plus encore les pièces, et nous propose de les ajuster où bon nous semble afin de nous constituer notre propre tableau.
Plus rapide, la dramaturgie télévisuelle, de par ses formats et 26 ou 52 mn, s’est depuis bien longtemps accaparé de ces exemples pour distendre ou ramasser généralement trois intrigues au cœur d’une seule et, enfant de toutes les images, l’habile Tarantino aura été l’un des premiers à appliquer ce subterfuge au cinéma. Dès lors, il ne faut pas aller chercher midi à quatorze heures pour comprendre pourquoi un public jeune nourrit principalement au petit écran se précipite aux versions grand format.
Ainsi, penchons nous pour premier exemple sur « Réservoir Dogs ».
Le film est constitué d’un bloc central, se déroulant dans le hangar où les survivants du braquage reviennent un à un.
L’avant générique, la discution autour de Madonna et l’utilité du pourboire, dure 7’30.
Un flash-forward (une accélération vers le futur) nous entraîne à l’après- braquage, dans la voiture que Mr Orange (Tim Roth) et Mr White (Harvey Keitel) ont volé à une passante. Un échange de tir entre la conductrice et Mr Orange a provoqué la mort de celle-ci et la blessure de l’autre, à l’agonie, qui est nul autre que la balance, le flic incrusté… Nous sommes à la 21 ème minute.
Les quarante minutes suivantes vont nous dévoiler, à travers deux protagonistes, deux flash-backs, les lignes principales de la préparation du casse, grâce aux personnages de Mr White (Harvey Keitel) et Mr Blonde (Michele Madsen) qui ont même droit à leur carton d’introduction.
Lorsqu’à la 48ème minute Mr Blonde est abattu par Mr Orange sorti de son coma, il révèle son identité de flic au policier torturé et par là même au spectateur.
Dès lors, il nous raconte son histoire, à travers laquelle nous sont restituées les pièces manquantes. Le propre flash-back de Mr Orange en contient un autre, dans laquelle nous est raconté sa préparation au rôle à jouer pour infiltrer l’équipe. Puis la préparation et la distribution des noms colorés à chacun des braqueurs par Joe, le commanditaire du casse.
Ce ne sera qu’à la 83ème minute que tous les protagonistes survivants seront réunis pour immédiatement s’auto-éliminer, ne nous laissant plus que Mr White et Mr Orange dans un ultime et laborieux face à face avant que les flics n’interviennent hors champs et que Mr White ne tire, provoquant le déchaînement des armes policières contre lui.
Nous avons donc une structure générale privilégiant le présent (le hangar), avec trois retours en arrière illustrés par les personnages de Mr Bonde, mais surtout Mr White et Mr Orange.
Rien de très complexe, au regard de ce qu’un Innaritu vient d’offrir dernièrement au 7ème art avec « 21 grammes ».
« Pulp Fiction » est plus cimenté encore, puisque ce ne sont plus ni plus ni moins que des briques, correspondantes à des duos de personnages, alignées en ordre 1, 2, 3, 4, 2, 1.
La brique 1 concerne les personnages de Tim Roth et Amanda Plummer préparant le hold-up de la cafétéria.
La 2, Travolta et Samuel L.Jackson en contrat pour le personnage de Ving Rhames, jusqu’à leur retour en t-shirts dans la boîte de ce dernier où l’on rencontre le héros de la brique N°3 : Bruce Willis, boxeur qui n’a pas voulu se coucher mais qui couche néanmoins avec Maria de Meideros.
La brique N°4 se concentre sur Uma Thurman et Travolta.
Dans sa linéarité, « Pulp Fiction » se résumerait ainsi :
Travolta et L.Jackson vont récupérer la mallette et abattent les types. Coup de feu accidentel dans la voiture ; leur otage y parsème sa cervelle. Ils débarquent chez le personnage de Tarantino. Harvey Keitel intervient pour tout nettoyer.
Nos deux larrons, en t-shirt ridicule, s’arrêtent prendre un petit déjeuner dans une cafétéria ou Amanda Plummer et Tim Roth improvisent un casse. Samuel.L.Jackson les ramène à la raison. Les deux compères rendent la mallette à Ving Rhames qui est en train de soudoyer Bruce Willis pour qu’il se couche lors de son combat le lendemain.
Le soir même, Travolta tient compagnie à Uma Thurman. Elle a une overdose, s’en sort…
Travolta la croise, après le match de boxe, où Ving Rhames lui demande de rechercher Bruce Willis coûte que coûte.
Au réveil, ce dernier s’aperçoit qu’il a oublié sa montre avant de fuir la ville et retourne chez lui la chercher. Travolta l’attend dans les toilettes.
Bruce Willis l’abat.
Dans la rue, il tombe par hasard sur Ving Rhames. La poursuite les amène chez les dingos du catana et de la gâchette et Rhames se fait violer. Bruce Willis sauve son honneur en abattant ses bourreaux. Rhames et Willis sont quittes à condition que ce dernier disparaisse de la ville.
FIN
Si Tarantino s’était contenté de raconter cette histoire, il aurait pu tout aussi bien la confier à un Richard Donner. Mais en juxtaposant et en alternant des blocs iconographiques pour chaque duo de personnages, il génère aussitôt une empathie instinctive du public pour CHACUN des personnages, puisque qu’immortelle dans une donnée cinématographique où personne ne meurt véritablement, et où on imagine aussitôt un passé et un futur pour chacun d’eux (le pompon revenant au personnage de Travolta dans « Pulp Fiction », qui a autant de scènes après sa mort à l’écran qu’auparavant).
De ce fait, Tarantino s’approche plus d’un cinéma à la James L.Brooks (producteur des Simpsons, mais aussi heureux réalisateur oscarisé de « Tendre passions » ou de « Broadcoast news ») qui avait déjà tenté avec presque autant de succès l’aventure. Tout en restant loin derrière un Robert Altman qui, de « Mash » à « The Player » ou « Prêt à porter » a depuis propulsé cette généreuse gaudriole au rang de l’exercice de style.
De là à décréter que Tarantino est un génial téléaste qui sévit sur grand écran, il n’y aurait qu’un pas. Qu’on ne saurait même franchir aux vues d’une série plus novatrive encore que « The Shield » ou de « 24 heures ».