4/ Les Adieux d'un sex-symbol
Les années 60 arrivent et vont sonner le glas. Le cygne poussera sa dernière chanson, presque aphone, au bord d'une
piscine, dans un film de Cukor inachevé. Elle y devenait une mère, elle y dévoilait ses quelques rides, elle osait
montrer ses courbes, seins et reins, dénudées comme pour mieux définir les contours d'un corps si longtemps
convoité, admiré, fantasmé.
Cukor, le réalisateur misogyne qui aimait les femmes, l'avait déjà dirigée (c'est le mot), deux ans auparavant. Let's
Make Love (Le milliardaire), comme un écho à The Prince and the Showgirl, vaut surtout pour le duo d'acteurs.
Marilyn et Montand. Après avoir été la belle du théâtral Olivier, la voici beauté auprès du showman frenchy.
L'Europe a toujours été fan de la star, en tant qu'actrice. On lui reconnaissait un certain génie. La plupart de ses
nominations et récompenses proviennent des British Awards. L'Amérique ne voyait en elle qu'une femme de
spectacle, une " entertainer " à succès. Les Européens craquaient pour ses gestes, son allure, ses personnages
invraisemblables qu'elles rendaient si crédibles. Il n'y a qu'elle pour chanter " My heart belongs to Daddy ", avec un
pull moulant à damner les innocents, et une déconcertante voix de sirène appelant au pêché. Elle fit tourner la tête du
futur papet. Le rôle était prévu pour Peck, avant d'être proposé au gratin : Grant, Brynner, Heston, Stewart, Hudson.
C'est le mari de Marilyn, Arthur Miller, qui proposa le Français, après qu'il ait joué dans Les Sorcières de Salem,
pièce du même Miller. Vaudeville entre reality-show, chroniques mondaines et jeux de miroirs du septième art, Let's
Make Love et son tournage seront presque la conclusion d'une partie de Norma Jean Baker, l'amusante fée délogée
de son trou perdu : un cycle qui s'achève depuis Comment épouser un millionnaire, Les Hommes préfèrent les
blondes et Le Prince et la danseuse. Cette série de comédies (en chanson) sera la première boucle bouclée.
La seconde n'en est pas moins la plus importante. L'égérie de Kennedy perd pieds et se retrouve dans une zone de
turbulences qui la perturbent. L'actrice va reprendre le dessus pour exprimer sa rage, sa détresse, son ire, sa fougue,
pour hurler qu'elle existe et qu'elle fut autre chose qu'une poitrine, des hanches et une paire de fesses.
Avant les Adieux d'un sex-symbol, il fallait le film emblématique.
Tout est dans le générique. Le sortilège maléfique est dans le titre. Deux créateurs, Huston à la caméra, Miller à la
machine à écrire. Un film sauvage en noir et blanc, un faux western, une véritable fable macabre. Un requiem
cinématographique unique. Trois stars, trois désaxés, trois coeurs blessés et trois légendes. Une épopée dramatique où
les grands espaces tiennent lieu de cage et les âmes perdues essaient de dialoguer avec la liberté, l'amour, l'absolu. "
Comment faites-vous pour retrouver votre chemin dans le noir ? " demande Marilyn dans sa dernière phrase de
cinéma, prémonitoire, à Clark Gable. Ce sera son plus grand rôle. Avec deux grands comédiens. Gable, son papa
spirituel, un Pygmalion qu'elle ne connaissait pas mais la star de son enfance. Le monstre sacré n'en pouvait plus de
cette production, calvaire au milieu de la perdition du Nevada. Il aura ce mot, le dernier jour de tournage : " Elle
(Marilyn) a failli me faire une attaque cardiaque. " Plus insupportable et plus angoissée que jamais, Monroe ne
parvenait pas à se sociabiliser. Gable meurt 11 jours plus tard d'un infarctus fatal. Pour 750 000 $ (contre 300 000 $
pour Monroe), il avait endossé ce chapeau de cow-boy, ce rôle de patriarche, et avait réalisé ses cascades lui-même.
Professionnel jusqu'au bout.
Le film s'enfonçait dans la profondeur des sentiments, et détaillait avec un désir masochiste les failles de chacun : l'âge
de Gable, la beauté de Clift et la liberté de Monroe. Montgomery Clift. Ce n'est pas son dernier film, il en aura encore
trois derrière The Misfits. Le plus bel acteur de l'Histoire du cinéma, l'un des meilleurs comédiens d'Hollywood,
maudit parmi les élus, aborde la quarantaine au sommet de son succès, mais dans une déchéance physique absolue :
alcoolisme, accoutumance aux médicaments, problèmes de santé, homosexualité refoulée, son visage plus tout à fait le
même depuis un accident de voiture... Cette période-là, pour cet ami de Liz Taylor et Marilyn, fut appelée le plus long
suicide du showbiz. Mentalement, il était aussi perturbé que sa partenaire des Misfits. Monroe disait même que
Monty était la seule personne qui allait moins belle qu'elle. Étrangement, ce film va permettre à Clift de mieux vivre ses
dernières (jeunes) années. Un point-virgule avant l'épilogue quand pour Marilyn, ce sera des points de suspensions.
Un magnifique dernier film, un si grand hommage au cinéma, pour cette divinité. Malgré trois mariages, elle léguera sa
maison à deux personnes : sa psychanalyste et son professeur d'art dramatique, son grand ami le fameux Lee
Strasberg. Sa vie, son ¦uvre se résume ainsi. Elle a tout donné à son métier, sans construire la carapace qui a détruit
quelques-uns des plus brillants acteurs de cette époque : Dean, Clift, Wood, ...
Cette brune transformée en blonde, celle qui fut la première couverture de Playboy, celle qui voulait la gloire, et
officialisa son pseudonyme seulement en 56, cette femme a joué avec le feu et la glace, à ne plus savoir qui elle était,
de son personnage public ou de sa personnalité réelle.
Mais c'est peut-être cette schizophrénie, ajoutée à un talent indéniable, à une chance incroyable, et à des rôles sur
mesure qui l'ont rendus si grande, si sexy, si exceptionnelle. Elle n'était pas simplement une bonne comédienne, elle fut
dans des grands films. Elle n'était pas simplement superbe, elle fut toutes les femmes, de l'infidèle à la gamine, de la
naïve à la manipulatrice, de l'ambitieuse à l'indépendante. Elle fit des milliers de prises pour aboutir au résultat qu'elle
souhaitait. Elle oubliait ses phrases. Elle arrivait en retard sur les plateaux. Incontrôlable Monroe. Mais tellement
sous-exploitée. Wilder, Huston, Preminger, Hathaway, Hawks avaient tous effleuré son immense potentiel, mais ils
n'osaient pas le réveiller. Elle s'est endormie avec. Une longue nuit infinie. Si Elton John l'a comparée à une bougie
dans le vent, on dira plutôt les derniers mots de Gable dans The Misfits, en réponse à la question de Marilyn : il suffit
de suivre cette étoile et c'est tout droit devant. Peu importe où la sienne se trouve dans l'infini écran noir du cinéma, la
sienne brille toujours plus fort, toujours plus haut, à l'instar de Vénus, Déesse de la beauté. Les diamants sont éternels.