|
|
|
ET DIEU... CRÉA TRINTIGNANT
Nous sommes en 2012. Jean-Louis Trintignant a 82 ans. Cela fait dix ans qu’il ne tourne plus au cinéma. Pourtant ce soir de mai, il monte sur la scène du Festival de Cannes. Il est l’interprète masculin principal du film de Michael Haneke, Amour, qui reçoit la Palme d’or. Trintignant et sa partenaire, Emmanuelle Riva, sont personnellement remerciés pour avoir contribué à la réussite du film. Au fil des entretiens qu’il accorde pour la promotion du film, l’acteur n’y va pas par quatre chemins. Ce sera son dernier film. Amour est son requiem.
Il faut dire qu’il a déjà tout reçu. Un prix d’interprétation à Cannes en 1969, un autre à Berlin en 1968, quatre nominations aux César… Les honneurs ne l’émeuvent plus. L’homme est brisé. Deux fois. Une première fois quand sa fille Pauline meurt dans son berceau quand il tournait Le conformiste, en 1970. Et une deuxième fois en 2003 lorsque son autre fille, la comédienne Marie, décède sous les coups de son compagnon, Bertrand Cantat.
Mais plutôt que de voir l’homme tomber, il offre en unique spectacle sa poésie. Il lit, récite, clame les auteurs qui lui donnent l’impression de vivre. Des anarchistes et des génies comme Vian ou Prévert, Desnos ou Apollinaire, Aragon ou Cendrars. Cela 14 ans, en 2012, que Trintignant s’est mis en congé du cinéma. Il a souvent préféré d’autres voies. Pas seulement celles des planches, quand sa santé le lui permet. Mais autrefois, il avait perpétué la tradition familiale des courses automobiles. Et aujourd’hui encore, il a un vignoble qui produit un précieux nectar, reconnu.
Appellation d’origine contrôlée, Trintignant ? Il ferait presque son métier en artisan aujourd’hui. Présent durant cinq décennies, l’homme a tracé un parcours jalonné d‘affinités sélectives et affectives, fidèles à plusieurs réalisateurs : Vadim, Robbe-Grillet, Lelouch, sa femme Nadine Trintignant, Scola, Girod, Audiard… Paradoxalement ce sont souvent avec les autres cinéastes qu’il fit ses plus grands films et ses plus grands succès : Le fanfaron (Dino Risi), Les biches (Claude Chabrol), Compartiments tueurs et Z (Costa Gavras), Ma nuit chez Maud (Eric Rohmer), Le conformiste, son film préféré (Bernardo Betolucci), Vivement dimanche ! (François Truffaut), Rendez-vous (André Téchiné), Trois couleurs : Rouge (Krzystof Kieslowski), Ceux qui m’aiment prendront le train (Patrice Chéreau)…
Bien sûr il doit à Robbe-Grillet son premier grand prix international (L’homme qui ment), à Lelouch son plus grand succès (Un homme et une femme) et à Vadim sa naissance au cinéma (Et Dieu créa la femme).
Issu d’une famille bourgeoise et de gauche, né avec l’accent, il a 14 ans quand il découvre Jacques Prévert (premier choc) et 19 ans quand il entrevoit son destin devant L’Avar de Molière (deuxième choc). Il deviendra saltimbanque. Voudra se débarrasser de son accent. Et surtout il souhaitera surmonter sa timidité, dont il reste encore quelques traces : l’homme est réservé, économe en mots, et toujours pudique, même dans la souffrance. A 21 ans, il débute sur scène. Il suivra aussi des cours de réalisateurs. Il en tournera deux, des échecs.
Il naît sur le grand écran en 1956. Roger Vadim l’enrôle pour le jeune époux passionné de la diaboliquement belle Brigitte Bardot. Liaison dangereuse. Ce qui aurait du être un tremplin s’avère un faux plat. Il est contraint de faire son service militaire et d’arrêter sa carrière. Le début de la Nouvelle Vague passe à côté de lui. Pendant ce temps, Noiret, Belmondo, Piccoli, Delon émergent. Il doit voir le train passer, sans lui. Vadim le fait revenir dans Les liaisons dangereuses et Shakespeare le fait renouer avec le théâtre. Il devra attendre 1962 avec Le fanfaron et Le combat dans l’île, son premier film politiquement engagé, pour revenir parmi les jeunes acteurs les plus prometteurs de sa génération. Il enchaîne les rôles, passant de Merveilleuse Angélique à Compartiments tueurs, de René Clément à Jean-Louis Richard. Entre temps, il tourne un film audacieux, avec Anouk Aimée, sur les plages de Deauville. Beau, jeune, romantique à souhait, le timbre de voix si particulier, Trintignant s’impose rapidement dans le cinéma européen. Il manque Godard, Resnais, Melville mais il croisera les autres. Il apprécie la variété, passant de films engagés à du cinéma d’auteur, de comédies à des policiers. Pareil, au théâtre, il est dirigé par Vilar, Régy, Murat, Reza…
Avec Z et Le conformiste, il obtient ses deux plus grands personnages dans deux grands films. La suite des années 70 sera forcément moins brillante, de polars en films un peu anecdotiques.
C’est en 1980 que Trintignant commence à être moins exigeant cinématographiquement, mais toujours aussi perfectionniste dans son approche du jeu. Il donne la réplique à Deneuve (avec qui il tourna plusieurs fois), Schneider, Ardant, Huppert. Joue un Président de la république ou un second rôle dans une production hollywoodienne. Dans un film érotique de Deville ou une passion sexuée de Téchiné. Il prête sa carrure à des jeunes cinéastes comme Wargnier, Bilal, Audiard. Il peut être cassant, glaçant, cynique, misanthrope, humaniste, reclus, déprimé… Le mythe s’est, entre temps, forgé, jusqu’à Chéreau qui en fait l’icône que l’on doit rejoindre à Limoges.
L’homme est fatigué. Il porte ses douleurs. « Je crois qu'on ne peut connaître le bonheur si on ne connaît pas son contraire » a-t-il écrit dans sa première autobiographie. Le bonheur, pourtant, parfois, il le fuit. Et sinon il le trouve près d’Uzès, dans son Gard, pré-retraité à 50 ans, pas loin de là où il est né. Lassé par le cinéma, il prend son plaisir ailleurs. A l’instar de ses rôles, il se complait dans la solitude. Comme si les films qu’ils choisissaient lui ressemblaient. Il fut séducteur, révolté, puis détaché et maintenant il s’efface, comme à la fin d’Amour. Nul ne sait comment il disparaît. Mais il n’est plus là.
Bien sûr, il est chaleureux et gai, triste et bouleversant, touchant et généreux. Il profite. Il a conscience de son âge. Le bonheur de lire les mots des autres. Il n’a jamais été violent et recherche la paix. II y a quelque chose d’inquiétant chez Jean-Louis Trintignant. Il laisse une trace indéfinissable dans le cinéma. Ce n’est pas une star mais c’est un immense comédien. Sa voix n’est pas tout à fait douce mais elle rassure. Il peut jouer un juge intègre ou un catholique hypocrite.
Comme dans les rallyes, il n’aime pas la vitesse. Il aime freiner le plus tard possible. L’ivresse est là, d’approcher le danger. Pas de foncer dedans, tête baissée. Ce n’est pas la performance qui compte, mais la distance par rapport à son métier. Il a pensé au suicide, mais il y a toujours un repas à faire avec un ami. Il a trouvé refuge dans les mots des poètes (il en connaît plus de 1500), les vignes et le désir d’être encore émerveillé. Stoïc, désabusé devant un monde lâche qui attaque les faibles, Trintignant est un homme honnête et sans prétention, comme son Cote du Rhône qu’il cultive avec amour.
vincy
haut
| |