|
Le mystère Deneuve par Erik Orsenna*
Texte paru dans Elle France le 12 août 96
*Il fut Prix Goncourt avec L'Exposition Coloniale, eut un grand succès avec Grand Amour (livre racontant son travail de rédacteur à l'Élysée), et participa au scénario d'Indochine, Oscar du meilleur film étranger.
Samedi de Juillet. petit soleil, agitation dans les rues, dernières emplettes avant le départ pour la Corse, le Lot ou la Bretagne. D'un taxi qui passe, un ami crie: "Gabriel (NDR: son vrai prénom) a le bac". Code au bas de la porte. Puis sa voix, dans l'interphone, la plus belle du cinéma français, avec celle de Jeanne Moreau, précise, grave comme il faut.
Dans l'ascenceur (étage élevé), je pense au luxe suprême: fermer les yeux devant une femme superbe et lui demander de seulement parler.
On ouvre, c'est elle. Décidément, mieux vaut regarder. Canapé beige, ourson de peluche rouge, grands échassiers sombres au fond du salon. Rideaux à demi tirés, pull blanc, jean, mocassins étranges posés sur la table basse: des sortes de ventouses en hérissent la semelle et montent jusqu'au talon. Nous sommes seuls, elle et moi. Mes amis vont me tuer, et mes amies me passer sur le gril: alors, quel air a-telle, en vrai et plus si jeune? Réponse: lumineuse et rieuse.
Les années passent. Comment être et rester Deneuve? On connaît trop bien l'Image: beauté, froideur, élégance...Sous ce décor de luxe qui enferme, mais aussi protège, comment trouver son chemin propre, comment mener cette activité de vivre, dont on sait depuis l'écrivain italien Cesare Pavese qu'elle est un véritable métier? Drôle de couple, Deneuve et son image!
Elle la défend mordicus, autant qu'elle s'en défend, bec et ongles, et film après film. Nouvel épisode de la bataille dans la dernière production d'André Téchiné, "Les Voleurs". Deneuve y est lyonnaise (jusque là, pas d'audace), enseignante de philosophie (c'est la mode) et, surtout, là commence l'aventure, folle amoureuse d'une rebelle de 20 ans. Un soir , les deux amies se retrouvent dans la (même) baignoire. Tendresse, sensualité, naturel, la scène entre Deneuve et le jeune animal indomptable, Laurence Cote (magnifique, ah! sa lèvre du haut, si invraisemblablement retroussée), est un petit chef d'oeuvre. Deneuve se lâche, Deneuve explore. Conséquence immédiate: Deneuve nous emporte.
Autre moment de grâce, c'est à dire de vérité: une voiture , la nuit. Un Beur loubard conduit. Pas rassurée, elle occupe la place du mort. Le beur voudrait bien savoir l'utilité de la philosophie. L'enseignante explique. Minutes savoureuses, la magie de l'incongru, la force explicative de l'humour. Mine de rien, en dix répliques, tout est dit sur les rapports entre banlieue et centre-ville, le raï et 'ontologie...
A ce spectacle, si réussi, on s'interroge: les producteurs auraient-ils oublié que les femmes sont aussi sur terre pour nous donner, parmi d'autres bonheurs, celui de faire rire. Quelqu'un n'aurait-il pas l'idée, un jour, de nous redonner une merveille dans le ton du Sauvage? Souvenez-vous, Deneuve en emmerdeuse, et Montand en "nez", deux contre-emplois, un couple irrésistible. Rien n'est plus fatigant dans la vie, que la phrase d'une maîtresse de maison: "Vous qu'on dit si drôle, n'auriez-vous pas une histoire...?" De même les comédies. Pourquoi les réserver aux comiques professionnels...
Après des années de silence, j'ai décidé d'écrire le livre de Françoise, ma soeur disparue.
Je la regarde devant moi, presque affalée sur le canapé, l'air moqueur ("Un peu intimidé quand même, hein, monsieur l'interviewer amateur") et le débit pressé ("Ne nous éternisons pas, je pars en week-end dans une demi-heure"). De même que rien n'est plus troubalant qu'une élégante glacée employant soudain les mots les plus crus à faire rougir un corps de garde, rien n'est plus drôle qu'une belle ironique à la diction rapide. Voyez Capra, voyez Lubitsch. Il y a de la paresse et une vengeance assez malsaine à faire toujours et encore pleurer les sublimes pour casser cette fameuse "image".
Catherine, je vous souhaite d'abord de nous faire rire. Fanny Ardant a montré la voie. Je me suis toujours demandé le plaisir qu'on pouvait trouver à poser la main sur une sinistre, même sculpturale.
Brusquement le ton change. je viens d'évoquer un livre prévu pour septembre prochain. pour la première fois, Deneuve y racontera Dorléac et, surtout, Catherine se rappellera Françoise, la plus proche, la disparue.
"Elle était mon frère et ma soeur. Dans les familles de filles, les rôles sont multiples. Quand elle est morte, j'ai eu le sentiment qu'elle n'avait pas le droit de m'abandonner ainsi en plein chemin. Ce sentiment d'abandon ne m'a jamais quitée. Pendant des années, je n'ai pu que me taire sur elle. Le moment est venu de faire son livre. Et c'est à moi de le faire."
Silence. présence. En vrai, Deneuve s'appelle Dorléac.
Certains morts jeunes ne quittent jamais la Terre. Ils ont tellement concentré d'existence en peu d'années que leur vie demeure, privée de corps, mais là, pour toujours. Ainsi, Dorléac, nomade invisible. Insaisissable comme dans Cul de Sac, immatérielle comme dans les Demoiselles. Une légende qui court.
Ce livre aura un troisième personnage, plutôt inatendu: Patrick Modiano. Il paraît qu'un beau jour, à Orly, il a rencontré Dorléac et en fut bouleversé. Je les imagine, elle si réelle et lui si magnifiquement fantomatique. La réelle s'en étant allée, le fantôme ouvrira des portes de lui seules connues pour nous mener à elle. Je me réjouis et m'émeus d'avance.
Et, une fois de plus, je suis jaloux du grand Patrick. Elle lui a demandé de jouer dans le film de Raoul Ruiz qu'elle tourne en ce moment, un "film très étrange" dit-elle. Je leur fais confiance à tous les trois.
A voir ainsi Deneuve, loin des prudences et des maitrises, mais sans jamais oublier cette élégance, cette retenue qui est la première des politesses, celle que l'on se fait à soi-même, je sais quel sera mon deuxième souhait.
"Vous semblez, sous les sourires, être cernée de tout un peuple de petites peurs continuelles, peur qu'on vous envahisse, peur qu'on vous trahisse, peur que quelque chose de vous ne vous échappe...Il me semble que ces peurs là sont liées au cinéma. Vous ne voudriez pas, un jour échanger toutes ces petites peurs contre une grande, une très grande, mais unique? Une peur qui ne dépendrait que de vous? En d'autres termes, pourquoi ne faîtes-vous pas de théatre?"
Elle répond qu'en ce moment, elle a plutôt envie d'être rassurée. L'année qui s'achève ne fut pas facile. Mais, plus tard, pourquoi pas?
"Je devine qu'un grand plaisir m'attend, si j'ose. Tout commencera par un texte; bien sûr, quand l'amour d'un texte sera plus fort que la très grande peur dont vous parliez, j'irai."
Tels sont, Mademoiselle Deneuve, mes deux souhaits, deux souhaits égoïstes, comme tous les souhaits: que vous riiez, pour nous faire rire. Et que vous montiez sur scène: j'attend, comme beaucoup, le spectacle de votre liberté.
|