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EPATANTE CAVALE APRES LA VIE
"- Les mots on s'en fout. C'est les actes qui comptent !"
Cette réplique, extraite d'Après la vie, pourrait, à elle seule, contenir l'âme de la trilogie. Car, avant tout, ce qui prédomine, dans l'œuvre de Belvaux, c'est un débordement d'audace, une explosion d'énergie - étonnante, tranchante, vive et surtout, fertile. Lucas Belvaux s'est engagé dans une aventure périlleuse, et s'en sort avec brio. Un projet, ambitieux, à la limite de la schizophrénie ; leçons particulières de développer / factoriser cinématographique. Belvaux gonflé ? Belvaux arrogant ? Disons plutôt effronté, mais peu importe… Bien au contraire. Quand il s'agit de servir le cinéma, tout est recevable. Au final, la boulimie créative du réalisateur se métamorphose en générosité absolue. 24 heures, dans la vie de trois couples : en 1992, Lucas Belvaux se frottait déjà à la question, en réalisant Parfois trop d'amour. Dix ans plus tard, son trop plein d'amour pour la vie - celle du cinéma -, pour les histoires et personnages, pour les images, dans tous les sens du terme, l'emporte. Lucas Belvaux manifeste un insatiable goût des autres. C'est incontestablement en cette qualité même que repose le moteur du projet ; ce, aussi bien en ce qui concerne son élaboration comme les rapports qu'entretient le réalisateur avec le public.
Belvaux nous propose ici une autre vision, une autre relation : le concept de la trilogie ouvre, dans chacune des trois oeuvres, un dialogue, tri-latéral, tri-angulaire entre le film vu, le spectateur et le réalisateur. Expérimentation narrative, esthétique, jeux de convergences et divergences, association des extrêmes, … Aux premiers abords, prudence apparaît comme le maître mot. Pourtant, il n'en est rien. Bien loin de là, d'ailleurs, tant le mécanisme est fluide, et débordant de naturel. Belvaux concilie et réconcilie les extrêmes d'une manière surprenante. Il passe d'une histoire, d'un genre à l'autre, d'une manière particulièrement limpide et élégante, laissant au spectateur le plaisir de s'adonner à un agréable jeu cérébral.
Jeu 10 000 cases de mots et images croisés, fléchés, mêlés, codés, pour cinéphiles et grand public. Expériences de fusions / séparations chimiques, alchimiques : chaque film est, à la fois, hermétique et imprégné des autres. Un, deux, trois puzzles autonomes qui, additionnés n'en forment qu'un. L'aventure est regardée, perçue, vécue, de manière très ludique. En écrivant ces trois tomes, Lucas Belvaux aurait facilement pu s'égarer, tomber dans un excès de frasques injustifiées. La question semble inévitable, étant donné l'envergure du projet, et la volonté du réalisateur d'écrire en solitaire. Ce point est d'autant plus important que le résultat, ici, est surprenant. Car au final, aucun égarement : on a beau inspecter, on ne trouve rien de gratuit ou insipide.
Bien sûr, en fonction de l'histoire et du genre, chaque film évolue à son propre rythme et crée ses propres effets. Mais on comprend (très vite, d'ailleurs), que chaque pièce du/des puzzle(s) est fondatrice, qu'elle tient et trouvera une place importante. Lucas Belvaux fait ainsi véritablement et constamment courir le spectateur. Dans les trois films, dès les premières minutes, on est happé, entraînés par les personnages, et tirés dans leurs histoires. Le ton, brillamment donné à chaque oeuvre, agit tel un hameçon. Mais, puisque l'appât est savoureux, on aurait tord de se débattre. Alors on se livre, avec plaisir, à ce jeu de construction / déconstruction / reconstruction des histoires, ou tout se complète sans redite, et tout se soustrait sans carence. Pour Lucas Belvaux, ce point constituait un objectif majeur. Mission gagnée : en matière d'unité, l'œuvre fonctionne aussi bien en mode unitaire, binaire et tertiaire. Assurément, le réalisateur a gagné son pari. Un pari d'autant plus risqué que les histoires et le ton de chaque film divergent. Antipodes en ligne de mire, également, concernant les effets escomptés : "le rire, la peur, les larmes", explique Lucas Belvaux dans sa note d'intention. Un sous-titre générique, en quelques sortes, qui, finalement, illustre tantôt les effets produits et tantôt l'atmosphère, le souffle se dégageant de chaque film.
" Le rire " : Un couple épatant est une comédie étonnement bien soutenue. Chronique d'un couple modèle qui pète les plombs, et va de décadences en dégénérescences : une love story où tout le monde est bon pour finir urgences psychiatriques. L'humour d'Un couple épatant fonctionne sur l'accumulation de "situations aggravantes". Très vite, on s'attache aux personnages et on les prend en pitié, tant ils sont excessifs, surprenants - épatants… en ridicule. L'intrigue est bien menée, l'ambiance, fraîche, bon-enfant, propice à l'ironie : le rire vient toujours dans les instants les plus inattendus. Le film est, bien sûr, ponctué de caricatures : lui est hypocondriaque ; elle, d'une jalousie maladive ; tous deux finissent totalement paranos, ... Sans parler du flic : son plan drague et la filature policière. Pourtant, tout nous est donné d'une manière si spontanée et naturelle que les protagonistes et situations sont véritablement crédibles. La caricature n'est pas la fin du film, mais un moyen de figurer l'état d'esprit des personnages ; un fouet pour faire monter, les situations. Un couple épatant joue sur la dérision, les contrastes et décalages. Bouillon de quiproquos ; la vie est ici loin d'être un long fleuve tranquille : le malheur des personnages fait véritablement le bonheur du spectateur. Alors on aurait tord de s'en priver.
Aux antipodes de la comédie : Cavale, thriller opaque à forte dimension psychologique. Au menu : réminiscence des démons du passé, oppression, névrose et violence froide. Cavale joue sur les non-dits, les sous-entendus, un contexte à la fois inquiétant et non explicitement donné. L'atmosphère est noire, délibérément floue ; les personnages très ambivalents ; les informations clés sont précieusement filtrées. Seuls les actes viennent donner du sens. " La peur ", disait Lucas Belvaux : ici, bien sûr, la peur, énoncée en sous-titre de Cavale, ne concerne pas le ressenti du spectateur, mais celui des personnages. Ce point, en apparence secondaire, mérité d'être noté, puisqu'il constitue le moteur premier de l'intrigue. Un unique repère nous est ainsi donné : les personnages sont et se sont eux-même emmurés dans un univers inquiétant, sombre. Ils sont surveillés et se protègent dans le silence et le mensonge. Voilà l'essentiel de ce qu'on sait. L'appellation " thriller " tient donc principalement dans une atmosphère obscure. Les non-dits nous placent ainsi en position d'attente, sur toute la première moitié du film. Lassitude, agacement du spectateur ? Aucunement : tout l'art de Belvaux est de parvenir à transformer cette attente en sentiment de sursis. On pressent que chaque élément induit trouvera sa place, le moment venu. Quand et comment ? Voilà ce qui fait courir le spectateur. On cherche la vérité, on anticipe la suite de l'histoire : la participation est totale.
Viennent ensuite " les larmes " : Après la vie, le film qui, incontestablement, apporte le plus de sens à la trilogie. Le titre est à la fois évocateur et ambigu, le sous-titre bien plus encore. Ambiguïté, ambivalence : tout comme les actes de ce couple, au centre du film. La vie, la mort, le bien être, la souffrance, l'amour, la cruauté, … Après la vie nous parle, avant tout, de ce qu'il se passe, pendant la vie : le film est une véritable mise à nu de l'existence, dans ses traits les plus extrêmes. Implosion / explosion d'émotions, au rendez-vous, dans la plus grande volupté, et sans voyeurisme : un cadeau rare ! A ne pas manquer, en tout cas, si on choisit de ne voir qu'un seul ou deux des trois films.
" Le rire, la peur, les larmes " : les intrigues et procédés narratifs jouent ainsi pleinement leur rôle. Chaque film évolue en crescendo et ne manque pas d'interpeller le spectateur. Lucas Belvaux a fait plus que remplir sa mission. Et en matière de casting, aussi, il a assurément fait les bons choix. Des six comédiens principaux, tous, sans exception, trouvent leur places. Le jeu d'acteur est d'autant plus remarquable, qu'il participe et entretient le concept même de la trilogie : la divergence doublée de la symbiose entre les genres. Une comédie, un thriller, un mélodrame : six protagonistes, trois jeux à la fois singuliers, différents, et réellement convergents. Les comédiens et leurs personnages surfent ainsi dans et entre les histoires avec grande souplesse. Leurs jeux, accompagne le spectateur sur la vague ; l'aura qui s'en dégage est un véritable trait d'union reliant les trois pôles esthétiques de la trilogie.
Car nous avons ici une oeuvre, bien particulière, puisque composée de trois films formellement différents. Chacun possède avoir sa propre identité visuelle, en fonction du genre. Tout est décliné de manière très singulière, d'un film à l'autre : lumières, cadrages, mouvements de caméra, rythmes et ambiances sonores, musicales, jeux sur la nuit et le jour, sur les scènes d'intérieurs et celles d'extérieurs. En montage image et son, Lucas Belvaux a délibérément fait appel à trois équipes différentes, chacune experte dans un des trois genres. Cette règle de singularité enrichie considérablement l'esthétique et le(s) récit(s) du triptyque. Lucas Belvaux nous offre ici une fresque trichrome, riche en originalité et véritablement stimulante : images colorées, ambiance légère et édulcorée pour Un couple épatant ; atmosphère noire et oppressante dans Cavale ; univers grave, intimisme, figuration de la souffrance et du temps à travers la mise en scène d'Après la vie.
Les rythmes, les mouvements, les images, couleurs, lumières, axes de prises de vue, les voix, musiques, bruitages, passent, flottent et se mélangent d'un film - d'un genre - à l'autre. Même chose pour la dramaturgie. L'union, fait la force de chaque genre, fonctionnement admirablement bien. Mais ceci n'est qu'une part des effets crées : à l'inverse, la singularité narrative et esthétique de chaque film, agit tel un verrouillage, permettant ainsi de suivre une intrique, d'entrer dans son entité, en se libérant du regard induit dans les autres œuvres.
Lucas Belvaux a établit un ordre "idéal", dit-il, pour voir les trois films. Mais finalement, la possibilité de verrouiller chaque histoire sur elle-même, ne rend pas l'ordre Un couple épatant - Cavale - Après la vie, plus valable et porteur qu'un autre. Nous l'avons dit, chaque intrigue possède ses propres codes et mécanismes narratifs. Lucas Belvaux a conçu son projet de manière à ce qu'on puisse choisir de ne voir qu'un seul ou deux des trois films. Tout ici est donc affaire de choix et points de vue.
Les scènes communes sont, à ce titre, particulièrement représentatives. Au total, nous en avons quatre : trois d'entre elles, tour à tour, dans deux films ; la quatrième " tournant " sur toute la trilogie. Véritables pivots de l'œuvre, d'un film à l'autre, chacune fonctionne en parfaite autonomie, et prend une signification totalement différente, selon l'angle de vue, suggéré par la mise en scène. Car les séquences sont communes, certes, mais pas identiques : amorcées et conclues à des moments différents, d'un film à l'autre, chacune connaît un rythme spécifique et traite d'un sujet qui lui est propre. Parallèlement, les va et viens entre champ et hors champ, génèrent une focalisation sur des point littéralement opposés. Un jeu de variations sur l'œil de la caméra, et ainsi celui du spectateur, qui, loin de provoquer des redites, assurent la complémentarité des histoires et inverse les interprétations. Les séquences communes créent et délient ainsi, à la fois, des vérités, des mensonges, des fausses pistes, sur les personnages, les intrigues et donc les enjeux. Ici, on croit qu'Agnès a un amant : Pierre, un ouvrier sans histoire qui, faute de travail, est à la rue : Cécile accepte de l'héberger. Là, on appréhende la chose de toute autre manière, puisqu'on connaît la vérité : cet homme, c'est Bruno Le Roux, un dangereux terroriste en cavale, que Pascal Manise file activement. A moins que, cette fois-ci, Pascal soit à la recherche d'Alain, le mari de Cécile… En attendant, pourquoi Manise a-t-il mit Jeanne en garde à vue ? Il sait, et nous savons aussi, qu'elle n'a pas rencontré Le Roux ? Mais ici, il s'avère que Jeanne a bel et bien vu le terroriste et préfère moisir en cellule plutôt que de parler. Qui est-elle exactement ? Qu'a-t-elle à avouer ? On ne le sait pas. Son mari, lui, peut-être, est au courant ? Ou pas, d'ailleurs… Le compte est loin d'être exhaustif, mais nous avons ici un aperçu du mécanisme.
Variations sur les intrigues, donc, mais aussi sur les ambiances : à chaque fois, une même séquence produit, un effet littéralement différent. Le spectateur voyage d'un pôle à un autre : la légèreté devient gravité, l'inhumanité se transforme en générosité, l'insouciance en agitation, la rigidité se métamorphose en une sensation d'apesanteur, … Un véritable balai de ressentis, livrés à l'état brut. Désordre, confusion, lourdeur ? Assurément pas. Bien au contraire, d'ailleurs : toute la subtilité tient dans la souplesse et la clarté du maniement. Pour le spectateur, ce jeu de variations est un véritable délice.
La trilogie de Belvaux décortique ainsi l'être dans ce qu'il a de plus intime : son corps et son âme. De l'exaltation au dégoût, l'œuvre cristallise l'extrême, pour le rendre toujours plus lumineux. Un manifeste incandescent où lumière blanche et lumière noire, cohabitent et tour à tour, se défient. Mais quelle que soit sa couleur, l'éclat est constant et toujours vif. "La vie est drôle. La vie est dure. La vie est triste. La vie est belle. Mais pas forcément en même temps. La vie est complexe en tous cas ", nous dit Lucas Belvaux, dans sa note d'intention. Entre vie rêvée des anges et chasse aux démons, la trilogie est un conte ; un dialogue lancé, étonnement clair et ludique, sur l'existence, le monde, nos envies, nos craintes… tous nos fantasmes. Perceptions créatrices, imagination inventive, regards constructeurs, vérités inventées et réinventées… La trilogie de Lucas Belvaux est une œuvre féconde. A savourer sans modération. sabrina
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