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QUI VIVRA, VERA?
"- Maintenant, buvez un thé bien chaud."
Mike Leigh nous cueille à chaque fois. Cinéaste humaniste, il nous dépeint une Angleterre coincée entre ses réactions viscérales et son pragmatisme raisonné. Vera Drake fait partie de ses personnages pas très heureux, à qui il manque quelque chose, et qui, pourtant, vivent, persévèrent, persistent même dans leur choix. Entre résistance et survivance. C'est une sainte : altruiste, généreuse, un bon samaritain dénuée de cupidité ou de méchanceté. Les âmes noires sont plutôt du côté des bourgeois, des hypocrites. Une Angleterre à deux vitesses, déjà très inégale, jusque dans l'avortement. Cette fracture sociale obsède le cinéma de Mike Leigh, contrairement à un Ken Loach qui va préférer ne s'intéresser qu'à la partie la plus précaire. Ici, la normalité fait figure de décor. Cela permet au cinéaste de nous toucher en plein coeur avec ses comédiens : les regards tristes, les gestes routiniers, les humiliations ou vexations permanentes. Vera Drake n'est jamais que le portrait d'une famille plutôt heureuse confrontée aux frustrations des autres. En ce sens, ils sont largués, égarés. Le monde extérieur agit comme un univers de monstres et de tentations, de tuiles et d'agitation.
Et pourtant ce n'est jamais misérabiliste ou naïf. Malgré la déprime généralisée, on n'en sort pas dépressif. Cette magie propre au cinéma, qui est de bousculer nos sentiments et nos émotions, prend toute sa force avec l'amour naissant de la fille, la rébellion stérile du fils, la solidarité pulsionnelle du mari, ces souvenirs de guerre qui rattachent les hommes. La mort rode partout. Fantomatique. C'est aussi le décès annoncé de l'empire britannique, société engoncée entre ses habitudes aristocratiques, son artisanat déclinant et un consumérisme croissant. Les temps modernes ne sont pas loin, même chronologiquement.
Dans ce film où les manuels sont la force vive du scénario, les gens semblent terrorisés, tremblants, mal à l'aise dans leur corps, frileux. La peur des bombardements qui les hantent. La frayeur d'une morale tyrannique. Le terrifiant sentiment d'être jugé pour tout, jusqu'à détruire les vies, la vie. Mike Leigh ne juge jamais. Il observe les raisons qui poussent aux actes. Il constate le non choix du pro choix. Il avance en terrain miné, sans donner de légitimité aux actes, de justification psychologique à Vera Drake (mis à part ce sous entendu sur sa mère qui, elle, n'a pas eu le choix). Il comprend. Il compatit. Excepté avec ceux qui en font leur beurre.
Epaules tombantes et mental introverti, ses personnages sont abattus, sous le choc. le film, lui, avance, avec une certaine légèreté, une forme de fluidité. Comme la vie, qui coule. Avec ses obstacles. C'est à la fois anodin et plein de souffrances. Il n'y a pas de différences sociales ou raciales face à cette douleur. Profondément égalitaire, le film est magnifique de sagesse. Cette faiseuse d'ange et faiseuse de thé n'est qu'une seule et même personne. Dans ce paradoxe, le réalisateur obtient ce qu'il veut : notre pardon ou notre approbation, selon nos opinions.
Sans jamais les révéler, les jeux de l'amour sont des miracles ou des cauchemars, mais ils ont toujours leurs conséquences. Vera Drake introduirait merveilleusement Secrets et Mensonges. Cette affaire de femmes ne se voile pas la face : l'humain est fragile, la vie un péril. Et la morale? Pas forcément celle d'un happy end, à bien y regarder. L'homme est ainsi fait : les ingrats et ceux qui ont la reconnaissance du ventre. Il faut tout son savoir faire, cette dose de dérision anglaise, pour alléger le drame. Et, bien évidemment, ses comédiens, tous parfaits dans leur rôle, jusqu'à nous les rendre plus réels que nature. La justesse des réactions de chacun nous interroge sur ce théâtre des apparences. Cette petite bonne femme de 1950, subissant une loi vieille comme sa grand mère, saura nous faire venir les larmes au moment où il faut. Et ça y est, nous sommes cueillis.
Vera Drake ne nous interpelle jamais sur l'avortement, mais bien sur la condition humaine qui nous pousse parfois à aller contre ses convictions, au nom d'un seul précepte : la liberté. La scène finale, en ce sens, est porteuse d'espoir. vincy
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