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LES ENCHAINES
"- Tout est grave, rien n'est grave."
Pas la peine de se lancer dans une longue thèse sur le cinéma de David O. Russell. Nous pourrions aussi tenter une perspective cinématographique entre son cinéma et celui de ses confrères (Wes Anderson, Paul T. Anderson, par exemple). Cela serait futile. Non, à l'instar du propos du film, il faut s'interroger sur son rejet par une grande partie de la population. La scission entre les deux méthodes d'analyse et d'appréciation de la vie - tel est le synopsis - vaut comparaison avec le fossé entre ceux qui trouvent ce film trop bavard, confus, incompréhensible, presque prétentieux, pour ne pas dire exaspérant, et les autres.
Faisant partie des autres, pour une fois assumons une position individuelle, appartenant à cette minorité, revendiquons, pour une fois, notre amour pour un film intelligent, philosophique, éclairé, singulier, raisonné et casse-gueule. Il est facile de critiquer un film puzzle, puisque chaque pièce dissociée des autres n'a aucun sens. Mais c'est bien la vision d'ensemble qui est importante, et même rassurante pour le cinéma.
Rarement film n'aura été autant cérébral dans son essence et simultanément ludique dans son apparence. On peut rapidement perdre le fil conducteur, ou au contraire profiter de l'ivresse de ce délire. Car l'elixir n'a rien d'inoffensif. Il est même toxique.
Constat acide sur notre système, pour le cadre généraliste. Environnement, économie, individualisme, marketing. I Love Huckabees, à défaut d'être un remède, se veut antidote. Ici on favorise le vélo et on incendie la politique énergétique de Bush; on défend des espaces naturels et on milite contre l'invasion de centres commerciaux ; on refuse de faire des gosses pour cause de surpopulation et on invite Shania Twain à foutre son poing sur la gueule d'un cadre supérieur vaniteux. Rarement film n'avait eu un point de vue si direct sur des sujets si actuels. La réussite du script est d'avoir su faire la synthèse de ces enjeux complexes, à travers un trio galvanisant : Jason Schwartzman, ex génie de Rushmore, Jude Law, à contre pieds de son image de bellâtre hollywoodien, et Mark Wahlberg, mettant en berne son image de héros en incarnant un pompier désespéré. Amis, ennemis, ces trois vont jouer les piliers de cette comédie absurde.
Ou ce drame existentiel. Car le film mixe une observation cruelle de notre monde débile avec une interrogation plus personnelle sur ce que nous sommes, et sur nos devoirs. Car le film est profondément, réellement humain, à hauteur d'homme, parfois dépassé par les événements, monstrueux, ou par l'univers, immense. Le héros, qui se sent bien seul dans cette société, se demande finalement si ce n'est pas lui qui est anormal, irrationnel, illogique, déconnecté. Aussi va-t-il essayer de trouver des réponses : empirisme et dialectique. Deux méthodes, deux façons de voir la vie. Une forme plus freudienne, avec l'interprétation des rêves. Et une manière plus proche de Sartre et consorts, en frôlant le nihilisme. En clair, nous sommes tout et nous ne sommes rien. Parfaitement illustrés physiquement par un couple libidineux (Hoffman / Tomlin) et une Française perverse (Huppert), notre personnage, paumé, trouvera sa voie du milieu, et recollera le yin avec le yang, en comprenant que les deux visions doivent coexister pour atteindre un certain équilibre.
Et tout cela passe avec une facilité déconcertante grâce à un scénario malin et déjanté. De l'indifférence des parents à la bêtise des masses, tout y passe. David O. Russell accuse ce monde superficiel, cette "positive attitude" irresponsable - Naomi Watts, craquante et géniale, qui essaie de se persuader : "Reste positive. Bermudes. Jet ski. Pina colada." - et s'en prend à cette machine infernale qui broie les hommes. Lui ne cherche pas à vous flatter avec un film plein de sexe, de sang et d'argent. Car c'est épuisant de "séduire pour réussir dans ce monde." Il dénonce la propagande, ce langage de Relations Publiques, devenue langue de bois, et par répétition, réflexes pavloviens. Le cinéaste préfère sortir de la Caverne et croire que l'action va dévier un peu cette fatalité. Même s'il se résigne. "L'humanité joue un jeu perdu d'avance, depuis des siècles." De quoi se rendre malade, ou être déprimé. Se détruire, ou se concentrer sur son nombril.
Il montre, et démontre, tout cela. Son film chorale se situe dans la lignée des Altman, où le malheur des uns fait le bonheur des autres. Où le cinéaste veut croire que la génération qui vient sera assez solidaire pour réparer les erreurs de nos pairs, de nos pères. vincy
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