|
Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
|
|
|
|
|
|
LA VIE DE FAMILLE
"- Très bien, garde ta dignité et laisse-toi mourir."
Qu'il est difficile de défendre Oxhide ! Apre et exigeant, le film a un peu près tout pour rebuter même les cinéphiles les plus endurcis : radicalité d'une mise en scène réduite à la portion congrue, intégration des défauts techniques dans une démarche quasi expérimentale, intrigue inexistante. Découpé en vingt-trois plans rigoureusement fixes, juxtaposés sans ordre apparent, c'est un objet hybride à mi-chemin entre le documentaire underground et la fiction sociale. Une œuvre sans concession qui ne cède ni sur le style, ni sur le contenu, offrant de longues minutes de dialogues hors-champ sur des problèmes de mise en page, un plan obscur montrant un coin de cuisine où quelqu'un s'affaire mystérieusement, des essayages de sacs à mains cadrés au niveau des hanches, etc. Pas de suspense, aucune progression dramatique, de simples tableaux quotidiens, souvent triviaux, en tout cas sans intérêt intrinsèque.
Et pourtant, il se dégage de l'écran trop de sincérité pour ne pas se sentir happé par ce projet cinématographique audacieux. Nul besoin de cinéphilie aigüe, un peu de cœur suffit pour se laisser prendre à l'étrange pouvoir de fascination du film. Cette fascination, paradoxalement, tient pour beaucoup au minimalisme de la mise en scène. Parce que la caméra est immobile, elle n'a jamais le loisir d'insister sur un détail ou d'appuyer une phrase. Il en résulte une sobriété glaçante, un peu mystérieuse, qui fait imaginer une réalité plus noire encore.
Petites bouffées de bonheur
Cette sécheresse et cette rigueur dramatiques laissent le spectateur entièrement disponible pour voir ce qu'on ne lui montre pas et appréhender, dans chaque phrase anodine, dans le plus petit geste quotidien, les non-dits, l'inquiétude, en un mot le désenchantement qu'ils trahissent. Ce qui se joue sous nos yeux, ce n'est rien de moins que la comédie humaine chère à Balzac : dans les gestes désordonnés du père, on perçoit son incompréhension face à ce monde qu'il ne reconnaît plus mais aussi sa détresse et son angoisse du lendemain. La famille de Liu Jia Yin, comme des millions d'autres, n'a pas su s'adapter aux nouvelles règles économiques de la Chine, se retrouvant dans une extrême précarité. D'où l'exiguïté du logement, la semi-obscurité qui y règne, l'équipement vétuste.
Mais pas de misérabilisme dans le regard acéré de la jeune réalisatrice. Si elle capte la lassitude derrière la banalité des mots, elle sait aussi mettre en lumière les petites bouffées de bonheur. Ainsi ce très beau moment du repas familial, quand tout à coup les trois membres de la famille se retrouvent unis dans une fugace complicité au souvenir d'une anecdote du passé. Aussi fragile que soit cet instant, il apporte un équilibre salutaire au film et en rompt, pour quelques minutes au moins, l'atmosphère étouffante.
Finalement, ces vingt-trois plans hasardeux sont peut-être une chance pour le cinéma. On risque, dans les années qui viennent, de voir de plus en plus de films comme Oxhide se réapproprier les régles cinématographiques pour parler des réalités spécifiques de leurs auteurs. La qualité ne sera sans doute pas toujours au rendez-vous, mais dans ce cas précis, il fallait un talent certain pour mettre tant de force dans une œuvre si dépouillée. MpM
|
|
|