Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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Tideland


USA / 2006

28.06.2006
 



ALICE AU PAYS DES CAUCHEMARS





"Maintenant, on peut manger ses chocolats…"

Placé sous le haut patronage d'Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, qui ouvre le film, Tideland est comme son illustre aîné une plongée sans filet dans l'univers intérieur d'une fillette de neuf ans désireuse d'oublier la réalité. Le parti pris de Terry Gilliam, en cela absolument fidèle au roman, est de poser sa caméra à hauteur d'enfant et de filmer toute son intrigue à travers le regard de Jeliza-Rose. Ce sont ses craintes, ses rêves et ses émotions qui insufflent rythme et chair à l'histoire.

Le début du film montre la petite fille aux prises avec un quotidien glauque et pernicieux. Attentivement penchée sur une petite cuillère, Jeliza-Rose prépare la dose d'héroïne de son père, lui apporte la seringue, supervise l'injection et gère toutes les opérations en aval : ôter la seringue, défaire le garrot, mettre un coton, plier le bras… Puis, la conscience satisfaite du devoir accompli, elle monte auprès de sa mère afin de lui masser les jambes. C'est seulement lorsque ces tâches sont accomplies qu'elle réintègre son rôle d'enfant et va se coucher en ayant peur du noir.

Il y a une bonne dose de provocation dans ces scènes si dérangeantes. Une volonté de heurter, d'interpeller le spectateur sur cette fillette prise dans des événements qui ne la concernent pas. Confrontation presque outrée de la mythique "innocence enfantine" avec une réalité sordide. Mais c'est que l'innocence, justement, est perdue. Bien sûr, Jeliza-Rose essaye de surmonter cette perte avec les moyens à sa disposition. Terry Gilliam filme ses stratagèmes de diversion, son évasion dans l'imaginaire pour trouver un moyen de survivre. Dans son esprit, les lucioles ont un nom, les écureuils parlent, et il existe un lieu mythique, nommé Jutland (un royaume du Danemark), où elle et son père pourront trouver le bonheur.

Détournement du conte
Mais la réalité contamine cet univers intérieur et le teinte de bizarreries, d'anomalies, qui en font un univers plus proche du cauchemar que du pays des merveilles. Rien n'y est sacré, pas plus la figure maternelle (la seule réaction de Jeliza-Rose à la mort de sa mère est un cri du cœur : "maintenant, on peut manger ses chocolats") que la mort elle-même, niée, ignorée et tournée en ridicule. Les seules amies de Jeliza-Rose sont ainsi des poupées privées de corps souffrant de tous les défauts des adultes : lâcheté, médisance, jalousie… Ces têtes réduites tiennent des propos persiflants et cruels qui semblent achever de perturber l'existence de la fillette. Ici, on ne joue pas réellement, mais l'on risque sa vie à tout instant. D'où la sensation d'un conte de fées sous acide, extrêmement perturbant, et qui ne ressemble à rien de connu.

L'intrigue détourne les codes du conte jusqu'au malaise, dévoyant les figures traditionnelles de la sorcière et du Prince Charmant. Dell, avec son voile noir, son œil mort et ses manières brusques, semble l'incarnation idéale de la "méchante" traditionnelle. Sauf qu'avec sa manière de passer sans cesse du registre doucereux à la violence la plus excessive, sans compter son obsession de dispenser la vie éternelle, elle a un petit quelque chose de maléfique et de démoniaque qui la rend bien plus inquiétante. Quant à Dickens, l'amoureux transi, c'est un homme ayant l'esprit d'un garçon de dix ans, perpétuellement vêtu d'une tenue de plongée, trouillard et geignant, avec un goût certain pour les baisers mouillés. Pas anodine, cette vision de la petite Jeliza-Rose l'embrassant à pleine bouche… De même que l'aveu sur les pratiques peu orthodoxes de la mère de Noah ou les conséquences des jeux de Dickens sur la voie ferrée.

Fantaisie macabre déjantée
Chaque personnage cache sa part d'ombre et comme dans tous les contes, les adultes sont connotés négativement, il est impossible de compter sur eux. La mère n'en est pas vraiment une, et de toute façon elle meurt. Le père se repose plus sur sa fille qu'il ne l'épaule, et part en "vacances" prolongées. Dell ne se préoccupe pas de savoir comment une petite fille de neuf ans peut subsister seule et la laisse mourir de faim. Cruels, immatures, instables, voilà le portrait édifiant que dresse Gilliam des "grandes personnes", êtres irresponsables qui n'apportent que des déceptions. Jeliza-Rose, face à un tel environnement, n'a d'autre solution que de s'évader dans un ailleurs où, certes, ses poupées tiennent lieu d'adultes décérébrées sur lesquelles il faut veiller, mais où au moins c'est elle qui mène le jeu.

Dans le genre fantaisie macabre déjantée, Tideland fait preuve à la fois d'une grande inventivité et d'une grande force, mais aussi d'une volonté parfois gratuite de choquer. Derrière une mise en scène très maîtrisée et un scénario en béton armé, on sent poindre la texture expérimentale du projet. Abus de procédés grand-guignolesques, symbolisme maladroit, Terry Gilliam va quelquefois trop loin, comme s'il se laissait emporter malgré lui par les soubresauts émotionnels de son héroïne. Le spectateur, lui, nage en pleine confusion. Gilliam excelle si bien à créer une ambiance lugubre et paralysante, jouant de l'isolement des lieux et des caractères ambigus des personnages, que les frontières entre l'imaginaire, le fantasme, l'hallucination et la réalité sont totalement floues. Exactement comme Jeliza-Rose, on se révèle rapidement incapable de distinguer les séquences oniriques des scènes de pure horreur. Tout se joue alors dans le ressenti et dans l'émotion, empêchant toute interprétation rationnelle des faits. Deux heures dans l'esprit d'une petite fille immergée dans un cauchemar éveillé, fascinant, mais pas de tout repos.
 
MpM

 
 
 
 

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