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Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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White Material
France / 2009
24.03.2010
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BEAU TRAVAIL
Marie NDiaye, prix Goncourt 2009 pour "Trois femmes puissantes", signe avec Claire Denis le scénario de White material. Claire Denis fait appel à Isabelle Huppert pour en incarner l’héroïne. Trois femmes puissantes réunies pour un film d’hommes. Car, dans cette œuvre guerrière et tout au long de ses quinze films, c’est la sensualité des hommes que capte comme personne la caméra de Claire Denis.
L’épiderme noir des militaires. Les pores de leur peau dilatée par la chaleur, l’effort. Les muscles bandés par l’exaltation de la barbarie. Émanations colonialistes de Chocolat, relents sanguinaires de Trouble every day.
Face à cette multitude noire, enragée parce qu’appauvrie, les corps des Blancs, des nantis, aussi rares que pâles. Comme si les feux du soleil les dédaignaient.
Vieilli (Michel Subor, le propriétaire de la plantation), blafard (Christophe Lambert, l’ex-mari fataliste), trop mince (Nicolas Duvauchelle, le fils estropié, dénudé en pleine brousse, rasé pour mieux se brûler la tête) ou androgyne (la maigreur d’Isabelle Huppert et ses taches de rousseur d'enfance semblent retenir de toutes leurs forces une époque révolue), chacun de ces corps caucasiens est paumé dans un pays transfiguré par la rage.
Éloge du romanesque
Pénétrer dans le monde de Claire Denis, c’est donner un coup de machette à son mental et laisser s’écouler tous les sens car l’image avant tout (c’est loin d’être toujours le cas au cinéma) guide le spectateur.
À mille lieues de la cérébralité et de la psychologie, les plans de la cinéaste, leur lumière et leurs sons si fondus qu’ils semblent dégager des odeurs, font appel à la sensorialité pour appréhender, parfois jusqu’à l’effroi, son univers. L’un des plus romanesques du cinéma français.
Le romanesque « denisien » est trompeur. Truffé d’ellipses, il regorge cependant de péripéties. Si chaque plan est filmé avec épure, voire sécheresse, il émane pourtant des séquences de la réalisatrice un onirisme, un flottement, un vertige propre à la naissance du désir sexuel, à l’irruption de la pulsion meurtrière.
Pour parvenir à cette troublante confusion, Claire Denis isole les corps de ses personnages dans un fourmillement urbain (le Paris de Vendredi soir) ou les enferme dans l’écrasement d’une nature sauvage (le Djibouti de Beau travail).
À la façon d’un Joseph Leo Mankiewicz (pour l’écriture "en spirale" du récit et la précision des informations livrées goutte-à-goutte sur les protagonistes) ou d'un Gus Van Sant (la réminiscence des flash-back d’Elephant qui conduisent, tels les anneaux d’un reptile, à l’étouffement tragique de l’intrigue), Claire Denis, fidèle à sa maîtrise, émet longtemps des signes périphériques.
Alors que la guerre civile sourde, que la mort en treillis se rapproche, les champs (ceux de la caméra et de la plantation de café) baignent dans la torpeur. Le statisme des plans constate la maison des Vial silencieuse, déjà vidée de vie.
Manuel, le fils, dort dans sa chambre. Henri, le grand-père, somnole dans la baignoire. André, le père, a déserté les lieux. Seule Maria, la mère, ne cesse de s’agiter comme un papillon effaré. Si son corps s’épuise en allées et venues, sa motivation monolithique, elle, s’enracine jusqu’à l’obsession : récolter le café dans le déni de la tourmente, s’accrocher coûte que coûte à son territoire.
Comme André Téchiné, Claire Denis compose avec bonheur les castings les plus improbables. Les stars y côtoient les fidèles de la réalisatrice et les non professionnels.
Filmé en gros plan, chaque visage de Noir inconnu imprime la confusion du chaos jusqu’à la dernière séquence où un rescapé court dans le crépuscule. Arborant le béret noir des rebelles, il sort de sa poche le béret rouge de l’armée officielle. Essoufflé, il s’arrête, s’accroupit, se décoiffe, considère les deux couvre-chefs sans comprendre la brutalité de ses actes. Se ravise, quitte le plan pour laisser la place à une végétation assombrie.
Parmi les habitués de la "troupe à Denis", Isaack de Bankolé et Michel Subor, la panthère noire et l’ours polaire, irradient d’une présence à la fois carnassière et mortifère. Mais le prix d’excellence revient à Nicolas Duvauchelle, jeune chien fou rudoyé dès son premier plan par les phrases de sa mère qui l’extirpe du refuge du sommeil.
Reines et patronnes, patronnes et reines
Claire Denis s’y entend pour trouver le point de jonction entre l’aura de ses stars invitées et leur rôle : Christophe Lambert, ex-homme singe dans Greystoke, la légende de Tarzan de Hugh Hudson, avance dans ce cauchemar comme un mort-vivant roux délavé. Avec sa gloire passée, il traduit à la perfection les traces du colonialisme.
Isabelle Huppert n’étonne pas dans ce rôle de propriétaire rigide et hagarde car sa partition est jumelle du trop académique Barrage contre le Pacifique de Rithy Panh. Cependant, la comédienne apporte de l’étrangeté à son personnage parce qu’elle est étrangère non seulement à cette Afrique imaginaire, mais aussi à l’univers de Claire Denis.
Au nom de cette première rencontre avec un metteur en scène, il est impossible de ne pas rapprocher le personnage de Maria Vial à celui d’Eliane Drevies interprétée par Catherine Deneuve dans Indochine de Régis Wargnier.
Évoluant dans deux mondes en déliquescence, plongées dans un romanesque à l’expression radicalement éloignée, ces deux figures riches et blanches veulent faire croire aux pauvres Noirs et Jaunes qu'elles sont proches d'eux. Pire, comme eux. Pour parvenir à cet objectif illusoire (la star, même si elle le souhaite, ne peut jamais se mêler au commun des mortels), Huppert et Deneuve brandissent les atouts des plus grandes égéries du septième art : une vitalité inaltérable accompagnée d’une curiosité cinéphilique.
Grâce à l’osmose entre son statut de patronne de plantation de café et de reine au royaume du cinéma, Isabelle Huppert parvient à ajouter une énième couronne de laurier à sa filmographie impeccable.
D’une façon moins glamour, plus sombre, cet espace de fiction rejoint la réalité de certaines contrées où le gouffre des inégalités se creuse, aiguise l’envie et provoque les troubles. La multitude des indigents se dresse alors contre la poignée des nantis et s’empare de leur White material, "les choses qui appartiennent aux Blancs" : un collier, une robe, une poule, une plantation de café et, pour finir, leur vie.
Serait-ce le regard de Claire Denis sur l’avenir de l’humanité ?... En tout cas, la vision d’une immense artiste qui filme jusqu’au bout de ses désirs sans la peur de rencontrer l’horreur.
benoit
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