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David Lynch, Lion d'or et Palme d'or, n'a pas tourné de long métrage depuis 2006. Une longue absence. Heureusement il nous a offert une suite à Twin peaks pour la télé. Et on peut voir ses photos fétéchistes dans l'exposition de Louboutin au Palais de la Porte dorée. Il vient aussi de terminer un court métrage. Elephant Man ressort cette semaine en salles. |
(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Coeurs transis ou coeurs brisés, en un clic fixez sa cote.
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SPLEEN ET SENTIMENTS
La Finlande est aujourd'hui symbolisé par Nokia. Pourtant à son époque, ce pays nordique, coincé entre l'URSS communiste et la tolérante Suède, entre Baltique et Arctique, n'était qu'un fournisseur de bois et de jouets. Quand Aki Kaurismäki naît en 1957, le monde est en pleine Guerre Froide. Mais chez lui "le soleil brillait tout le temps même la nuit."
Mais la vraie lumière, il la découvre à 4 ans. Tarzan. La salle de cinéma lui apparaît déjà, toujours, encore le dernier espace de liberté totale pour l'humain aliéné. L'homme est absolu, sans concessions. Il refuse d'aller aux Oscars en cohérence avec son désaccord profond vis-à-vis de la politique belliqueuse de George W. Bush. Les mots sont provocateurs, mais le second degré embaume une rage de brûlé vif. Traitant de hippies les lavettes qui ont écouté les Beatles. Lui évidemment était rocker.
Il a même des airs de dandy, certes un peu bouffi aujourd'hui. Pas étonnant qu'il copine avec un Jim Jarmusch. Même amour du crasseux et du chic noir et blanc, de la musique et de l'attitude, de la marginalité et du romantisme. Kaurismäki marmonne plus qu'il ne parle. Et pour se mettre les médias dans sa poche, il est du genre à jeter son téléphone mobile (un Nokia?) quand il sonne lors d'une conférence de presse. Le Ilie Nastase du cinéma.
Ancien critique et cinéphile encyclopédique, il se définit avant tout comme un écrivain ayant choisit le cinéma. En bon adorateur de la civilisation russe, voisine cousine, il fera son premier film en adaptant Dostoievsky. Forcément. La machine a écrire s'invite sous les doigts de Jean-Pierre Léaud et André Wilms dans deux films consécutifs (J'ai engagé un tueur, La vie de bohème).
La mélancolie de la littérature russe se traduit très bien dans ses oeuvres. Ces oeuvres "tchékhoviennes" où l'apparente insouciance des individus sombre toujours dans une destruction collective. Le cinéaste finnois insère évidemment toute une culture du 7ème Art qui lui est propre. Du comique à la Buster Keaton au moralisme très "bressionnien", il s'approprie le style américain de l'après guerre, le contexte social des Dardenne ou une épure absurde proche de Tati (Playtime par exemple). Ce grand littéraire s'avoue un mix de "60% d'existentialiste, 20% de communiste, 20% d'écologiste sympathisant de gauche, 10% d'anarchiste et le reste d'eau et de social-démocratie ordinaire." Et à sa vision morale - "le sens de la vie est de se forger une morale personnelle qui respecte la nature et l'homme, puis de s'y tenir" - il oppose une forme de dérision qui trouve que tout cela n'est pas très sérieux.
Muses incontournables
Pourtant son art, il le prend très au sérieux. Et même si des thématiques se croisent, Aki a fait dans la diversité. Prenons la musique comme exemple. Il pourrait être qualifié de cinéaste "rock", banane, belles américaines, tiags et cuir compris. Et de facto, la symphonie ce n'est pas pour lui. Pour les besoins d'un film, il créé un groupe "folklorique", look inclus, les Leningrad Cowboys. Sorte de Blues Brothers dézingués, qui va survivre au film, à l'instar d'un Kusturica, avec qui il partage l'amour des poulaillers. Au détour d'un plan, un poster d'Elvis, et souvent en point d'orgue, des performances rock qui ponctuent ses films. Cependant, la culture musicale n'est pas limitée au bon vieux Rock n' Roll. On entend Over the Rainbow (en finnois) qui clôt Ariel en guise de happy end, un morceau avant-gardiste désopilant dans La Vie bohème, un rock plus punk quelques scènes plus loin, du bal musette dans La fille aux allumettes ou encore un tango d'Olavi Virta (J'ai engagé un tueur)… Ou même l'opéra dans Les lumières du Faubourg. Chez Kaurismaki, il y a toujours de la musique pour exprimer le doute, la vie, le temps, les sentiments, les instants de grâce au milieu de la détresse et du désespoir. Son premier film est un documentaire sur le rock finlandais des années 80.
Mais cinématographiquement, on flirte avec les univers de Jacques Demy, histoires d'amour impossibles. Un désenchantement qui s'infiltre oeuvre après oeuvre. Au loin s'en vont les nuages en est le plus bel exemple...
Miséricorde pardonnable
La psychologie n'a pas beaucoup d'importance chez Kaurismaki. Les itinéraires des individus suivent les préceptes de Rousseau, où la société corrompt l'homme. Crapules, alcoolos, ils n'en demeurent pas moins idéalistes. Nul besoin de réflexions ou d'analyse. Toujours dignes ou complètement salauds sans scrupules. Le héros cherche toujours à améliorer son ordinaire. Tentative d'élévation en apprenant l'anglais ou en allant quémander un emprunt pour créer sa boîte. Ils mettent un joli costume, et si l'amour est le Graal du jour, ils offrent des fleurs. Désuets et touchants. Les personnages qu'affectionnent le cinéaste sont souvent attentionnés, rarement bavards (sauf dans La vie de bohème). Et directs. Hélas, l'avenir radieux est une chimère et le passé, regretté comme un fantasme. L'amour est toujours contrarié par la réalité. Ces "misérables" qui subissent le présent ne font que recoller les morceaux d'une vie brisée. La chance n'est qu'une donnée essentielle de la vie, ainsi que les petits plaisirs, forcément des vices destructeurs. Ses poètes sont des naïfs qui se font toujours avoir. Il cherche la petite monnaie au fond de sa poche, se chauffe au gaz. Pour combler l'ennui, on boit, on joue au bingo ou au loto. Le cuir est trempé contrairement au caractère, les cheveux sont gominés (au dentifrice dans Ariel). Faut bien gagner sa croûte : les travailleurs sont honnêtes, femmes de chambres, métallos, dockers, veilleurs de nuit, chômeurs, SDF, et leurs antithèses (usuriers, capitalistes, exploiteurs). Le pouvoir n'a pas ses faveurs...
La dimension économique, industrielle, prolétaire même (syndicat, emplois de bas étage face aux grands patrons) est oppressante ; s'ils cherchent une vie meilleure, il s'agit vite d'une utopie irréaliste à cause des mesquins, radins, cupides, et autres profiteurs. Les héros se muent en exclus.
Ils sont souvent incarnés par les mêmes acteurs. "Je ne comprends pas pourquoi il faudrait remplacer un acteur parfait par un autre, pour le seul plaisir d'en changer. John Ford ou Howard Hawks ont gardé John Wayne dans leurs westerns parce qu'il était le meilleur dans ce genre de rôles, si on oublie Randolph Scott."
Murs qui écoutent les complaintes
Il use aussi des mêmes décors. Les centre-ville ne l'intéressent pas. Même dans Hamlet, la "forteresse" qui sert de QG à l'entreprise semble isolée et fantomatique. Il préfère les hôpitaux (Shadows in Paradise, L'homme sans passé, La vie bohème), les prisons (Leningrad Cowboys, Ariel, Les lumières du faubourg, La vie bohème). Ou encore La fille aux Allumettes, qui y finira, fatalement. Les cimetières (J'ai engagé, La vie bohème), la tôle ondulée, les petits matins humides complètent le paysage et un sacré sens de la direction artistique. Ses villes ne dorment jamais, de New York à Helsinki. De bars en ports, sur les trottoirs ou sur les quais (Hamlet, L'homme sans passé, Les Lumières de la ville, Ariel...), Kaurismaki apprécie même davantage les tournages nocturnes dans ces lieux qui symbolisent une société en désagrégation (même dans Bico). Et n'oublions pas qu'Aki voyage. Il part en Angleterre pour rendre hommage au cinéma britannique, à ses films noirs (J'ai engagé un tueur), à Paris (et banlieue) pour flirter avec Casque d'or (La vie bohème), aux Etats-Unis (de Manhattan au Mexique) avec ses Leningrad Cowboys. Car le mouvement est omniprésent. Attaché au road-movie, il suffit parfois de traverser une ville (Calamari Union), un pays (Ariel) ou un continent. Il s'est toujours ouvert à l'extérieur. Voyageant et filmant des No Man's Land à la finlandaise où qu'il se trouve : bâtiments désaffectés, docks londonniens, raffineries, silos, néons colorés, faubourgs miteux, bars crasseux, bureaucratie (justice technocratique et précise, bureaux pleins de paperasse), barraquements minables... il pourrait recréer le bout du monde à deux pas de chez lui, comme Von Trier.
Mourir gaiement
Son regard est empli de compassion sur ces compagnons. Il loue la vertu de l'amitié en guise de solidarité, ou l'amour pour atteindre une forme de liberté. Pour lui, l'Homme est victime de la société. Même les plus purs innocents deviennent involontairement coupables (Ariel, J'ai engagé un tueur, Les lumières de la ville). Son cinéma "primitif" évoque la réalité finlandaise dans les années 80, pays en voie de disparition avant l'arrivée de Nokia. Nostalgie du passé, et même une mélancolie arrachante qui transpire dans ses premiers films, qui dénote un refus de la modernité qui va transformer son pays. Il ne s'en remettra jamais vraiment. Son oeuvre est plutôt pessimiste, entre maladies fatales et exils forcés. Même sur l'art, il n'est pas optimiste; dans La Vie de bohème, on entend "les artistes vont gagner autant que des porteurs de valises à la Gare de l'Est."
La condition (économique, précaire) du peuple et de sa classe ouvrière, ce gauchisme revendiqué, s'approche des Chaplin. Triste et burlesque, entre soumission à l'ordre et pirouette défiante clownesque. Même ses suicides sont ratés. Et quand ils ne le sont pas, ils sont tellement anticipés, que la détresse apparaît comique (Calimari Union, Ariel, J'ai engagé un tueur...). Le comique est de répétition, mais surtout, le suicide, simulé, raté, provoqué, imaginé, n'est jamais la solution.
Il n'est pas avare en humour (écoutez bien, il y a même les Marx Brothers dans une séquence de La Fille aux Allumettes). Les protagonistes un peu coincés sont maladroits et forcément hilarants. Du muet au dessin animé, même ses évasions de prison s'inspirent des cartoons : les fuyards ont l'air ahuris, stupéfaits d'être pris en flag.
Généralement, le cinéaste aime ponctuer ses scènes de gags inattendus mais bienvenus : la vie ne tient pas à grand chose : une question de timing.
Manières de voir
Mais ce qui le distingue des autres, ce sont des petits détails de mise en scène. Loin des clichés (rock, marginaux, Helsinki) dont on a vu toutes les exceptions et les infinies nuances que Kaurismaki a apporté à son cinéma, il filme la misère du monde, certes, mais en lui donnant une dignité et une beauté presque onirique.
Pour filmer l'extase, il place sa caméra sur la main de la femme, paume ensoleillée, et presque inerte après l'orgasme. Il aime cette subjectivité, ces yeux qui se détournent de l'objet principal. Les spectateurs dans les salles de cinéma (La fille aux allumettes, Calamari Union, Shadows in Paradise) regardent des films qu'on ne voit jamais. Lorsque des fleurs ou un sac tombent, l'image se fixe sur le sol et enregistre le mouvement en pesanteur. A l'inverse on voit parfois le sac se faire soulever par une main.
Il a son style. Faisant défiler le temps avec des "cartons" et des fondus au noir. On se croirait parfois dans un cinéma des années 20 et 30. La fille aux allumettes est même muette... Il insère des animaux : les chiens, parfois, ne passent que pour annoncer une mort s'en allant au Paradis (Shadows). Ils sont souvent complices et mieux traités que les hommes (voir Les Leningrad Cowboys). Un gros poisson et une Corona se font écho entre les Leningrad Cowboys et un pub londonien de J'ai engagé un tueur. Sans oublier la truite bicéphale dans La vie bohème.
Ce baroque plus Balkan que nordique se mixe avec un formalisme plus expressionniste. Quand il ne filme pas en noir et blanc, les couleurs sont plus proches d'un tableau de Hopper. La photo possède une esthétique très BD. Les ombres y sont obliques. Le fétichisme s'invite en guise de symbolisme : l'obsession des belles américaines (la Cadillac est même le titre d'une chanson de La Fille aux allumettes) ou encore les clopes. "Un homme, une cigarette et un regard nostalgique, je maîtrise au moins ça, je crois" confiait-il avec lucidité en 1998.
Avec ce look idéal - costard et lunettes noires, ce côté gangster in black - ces comics dans les mains de ces ados attardés, tous ces cafés bus pour se réchauffer, il a installé une esthétique de films classiques, comme pour conjurer les effets de mode.
Le bleu canard et le vert sapin, le jaune doré et le rouge écarlate, le gris nuancé et le blond platine vont doucement s'inviter dans les oeuvres plus récentes, et séduire, alors, un public plus large à l'international. Il maîtrise mieux ses cadres et perspectives géométriques, fascinantes, hypnotiques. Fortement contrastées par des dialogues poétiques, faussement tragiques, absurdes. Même s'il ne croit pas "ni à la photo ni au film numériques, parce que l'électricité ne remplacera jamais la lumière pour ce qui est de l'image." Kaurismäki est un maniaque du cadrage. La photo empreinte autant à Bresson qu'à Douglas Sirk. Son cinéma est un mélo réaliste assumé, pas si loin de Ozu, finalement.
Etau ou tard
Loin du cinéma bergmanien, pourtant situé de l'autre côté de la mer, le finnois est plus proche d'un lointain Almodovar. Il est aux mâles ce que Pedro est aux femmes. Il sublime la déchéance masculine quand l'ibère magnifie l'énergie féminine. Maniéristes, Aki fantasme les blondes bombes quand Almodovar exhibe de beaux latinos.
Traîtresses ou tristesse de leurs vies, les femmes rendent les hommes malheureux (Les lumières du faubourg, Hamlet). Mais, même enlaidies par leur quotidien sordide, Kaurismäki les sort de cette horreur. la haine de la routine conduit à une forme d'adoration du romanesque. Aussi, ces bimbos très années 50 finissent avec une rose (J'ai engagé un tueur ou Les lumières du faubourg).
C'est toujours mieux que les cadeaux de départ toujours utiles malgré leur absurdité quand on est licenciés (abusivement ou économiquement). Une Cadillac ou une montre en or. Toc et kitsch.
Loin de ses amours pour Baudelaire et Prévert. On note que son cinéma a mons la rage, se lisse et s'embellit. Séduit peut-être tout en étant plus amer. L'homme sans passé apparaît du coup singulier et grandiose, tant il semble "extra-ordinaire" dans son oeuvre, ni variation, ni remake.
Sous ses allures de bricoleur artisanal, il s'affirme comme un cinéaste majeur avec un regard désespéré sur un système broyeur d'hommes. En 25 ans, le réalisateur a tâtonné du clip (avec les Leningrad Cowboys qui ont dépassé le stade du film) au court métrage loufoque, du film choral au duel amoureux. Cinéphile passionné ou cinéaste sur ordonnance? Son eau de vie en tout cas. Il accepte l'improvisation mais semble directif sur quelques détails. Jane Hyytiäinen (Les lumières du faubourg) expliquait : "A certains moments, Kaurismäki me demandait de regarder la fille quatre centimètres du nez. Parfois, il voulait dix pour cent de fierté ou trente trois pour cent de tristesse."
Quelque part tout son univers se résumerait au titre d'un de ses films : des ombres au Paradis.
vincy
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