David Lynch, Lion d'or et Palme d'or, n'a pas tourné de long métrage depuis 2006. Une longue absence. Heureusement il nous a offert une suite à Twin peaks pour la télé. Et on peut voir ses photos fétéchistes dans l'exposition de Louboutin au Palais de la Porte dorée. Il vient aussi de terminer un court métrage. Elephant Man ressort cette semaine en salles.



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... Ou le temps d'un retour





Le plus beau plan d'un des plus beaux films du monde, c'est son visage qui bascule. Hélène, l'antiquaire du Muriel d'Alain Resnais (1963), dit à Alphonse qui ne se souvient plus des lettres échangées vingt ans plus tôt en Algérie : « Mais enfin, c'est bien nous qui nous nous sommes aimés. ». Et son visage bascule, comme projeté par la douleur d'un souvenir à jamais exilé. Le gros plan, bref, brise la géométrie parfaite des espaces rangés du café de Boulogne-sur-mer. Cette fêlure, le visage de Delphine Seyrig la porte mieux qu'aucun autre.

Apparition – Delphine Seyrig comme déesse
Peu d'actrices peuvent se targuer d'une carrière aussi internationale et cohérente à la fois. De rôle en rôle, se dessine un long film fait d'échos et de réminiscences,montre squelette femme pas cher un film où l'on parlerait de retour impossible en contemplant le temps qui passe. Quand Delphine Seyrig remporte un prix d'interprétation au festival de Venise pour Muriel, un autre film d'Alain Resnais, L'Année dernière à Marienbad (1961), a déjà immortalisé son image d'icône flottante en robe Chanel. Peut-être est-ce son corps filiforme, son port aristocratique et son visage racé qui la vouent à jouer les apparitions car nombreux sont les cinéastes qui la rêvent impossible et lointaine. Dans les méandres de Marienbad, elle erre, inaccessible. Dans les rêveries de Luis Bunuel, elle disparaît pour mieux réapparaître sur une scène de théâtre ou au beau milieu d'un chemin qui ne mène nulle part – c'est Le charme discret de la bourgeoisie (1972).
Il y a du tragique à être ainsi fantasmée par des personnages et des cinéastes – qui sont aussi des hommes. François Truffaut, dans Baisers volés (1968), filme Madame Tabard comme un fantasme tout au fond du couloir d'un magasin de chaussures ; et quand Antoine Doinel s'en approche de trop près, il l'appelle d'un mythique « Monsieur », qui trahit son trouble mais aussi son aveuglement. Le cinéaste offre néanmoins à l'actrice un monologue qui lui permet de s'échapper un instant du carcan du regard masculin. Elle surgit dans l'espace d'Antoine, une chambre de bonne, excuse le malaise désirant du jeune homme et s'offre à lui : non, elle n'est qu'une femme, oui, il peut la posséder, mais une seule fois... La voir nue a quelque chose de fatal. Les hommes sont, tel Actéon pour avoir vu Diane se baigner, déchiquetés par les chiens. Le Jardin qui bascule de Guy Gilles (1974) lui offre sa plus belle incarnation de déesse : Delphine Seyrig apparaît d'abord cachée derrière des branchages, vêtue d'un peignoir blanc, un blanc qui, de robe du soir en drap qui recouvre sa nudité, ne la quittera pas. Le jeune Carl, qui a pour mission de la tuer, en tombe amoureux et s'oublie dans ses bras. Le meurtre survient finalement dans une étreinte – un pur acte d'amour. C'est alors la destinée plus que la mission qui s'accomplit. Le film se concentre sur un entre-deux, cet oubli où Carl sonde le mystère de Delphine Seyrig : quand il lui fait remarquer qu'elle n'a plus beaucoup d'illusions, elle lui répond, impériale : « Et si, par hasard, je n'en avais jamais eues ».

Écarts et échos – La voix du passé
Inaccessible, l'icône Delphine Seyrig l'est, mais peut-être davantage encore parce qu'elle représente la femme d'avant. Le passé est revisité dans les récits qu'elle habite : l'année dernière à Marienbad, l'Algérie avant Boulogne-sur-mer dans Muriel, la jeunesse des années 1960 avant les Golden Eighties de Chantal Akerman (1986). Dans ce dernier film, un homme revient du passé – encore un – et lui dit que son amour n'a pas changé. Son personnage de mère, d'épouse fidèle et de patronne de magasin – encore une – ne connaît qu'un seul moment d'exaltation : devant un cinéma, elle écoute les belles paroles d'amour ressuscitées du possible amant. Quand, plus tard, elle apprend qu'il est parti avec une autre, seul un soupir trahit son émotion. Et quand, des mois après, elle le recroise dans la rue, elle sourit, digne. Delphine Seyrig n'a jamais joué les jeunes premières, même dans Muriel, elle est, les cheveux grisés, prématurément vieillie. C'est que sa présence évoque une consistance à mille lieues de la naïveté ou des errances de la jeunesse. Sa féminité est adulte.
Si un grand acteur se mesure à sa façon de jouer autre chose, Delphine Seyrig excelle – être elle-même et une autre, dire le texte et son envers. Son timbre évoque les volutes du passé. De cette blancheur sonore, elle tire ses plus beaux effets. Au creux des mots, elle dit – et avec quelle douceur – le tragique qui s'est infiltré entre les plis du temps. Légère et grave à la fois, sa petite musique se prête bien au lyrisme de François Truffaut et de Guy Gilles tout en y apportant une touche d'ironie. Dans le documentaire que lui consacre Jacqueline Veuve, Delphine Seyrig, portrait d'une comète (2000), Michael Lonsdale compare sa voix à un violoncelle. C'est donc naturellement qu'elle inspire deux beaux personnages de comédies musicales, dans Golden Eighties et Peau d'âne de Jacques Demy (1970). Elle a beau être doublée pour le second, sa voix est essentielle : elle est la fée, gardienne de la raison, qui conseille Catherine DeneuveMon enfant, on n'épouse pas ses parents »).
Cette dissociation entre le corps et la voix, entre l'image et le son, contient une certaine idée du cinéma moderne que les films de Marguerite Duras ont poussé à son paroxysme. La cinéaste dirige Delphine Seyrig comme un modèle du bien nommé La Musica (1966) à Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976). La beauté de l'actrice, blonde vénitienne pour India Song (1974), illumine des tableaux qui s'animent peu à peu. Alors que la voix, toujours off, rejoue la mélodie trop connue des amours des autres, les corps sont condamnés à une langueur toute entière vouée la contemplation. Delphine Seyrig est à nouveau la femme de la deuxième fois, celle qui soupire d'amour devant son reflet dans le miroir attendant qu'un homme l'invite à danser. Les corps ne sont plus que les sublimes oripeaux offerts au spectateur comme dernier lambeau du réel. Même les films finissent par se rejouer entre eux : Son nom de Venise dans Calcutta désert reprend la bande sonore d'India song mais avec d'autres images, des images vidées des corps. La voix de Delphine Seyrig devient celle d'un spectre.

Une actrice expérimentale – Le corps du réel
Delphine Seyrig débute sa carrière bien ancrée dans le réel, loin de cette image fantomatique. Avant de goûter aux expériences de Resnais et Robbe-Grillet, son premier rôle est un contre-emploi : dans Pull my daisy du photographe Robert Frank (1958), elle est la soeur bourgeoise et dévote d'un beatnik, peu encline à accepter le monde nouveau de son frère. Elle est privée de parole puisque le (court) film est raconté uniquement en voix off – celle de Jack Kerouac, tout de même. Partie à New York, Delphine Seyrig éclot au cinéma en même temps que le mouvement underground. Elle y retourne régulièrement et participe aux fantaisies d'un autre photographe, William Klein – Qui êtes-vous Polly Magoo ? (1966) et Mister Freedom (1968). Du Liban, où elle naît en 1932, à New York, de la France à l'Allemagne et à la Suisse, elle change sans cesse d'espace avec un goût toujours prononcé pour l'avant-garde. Féministe engagée, elle signe le Manifeste des 343 salopes, produit et réalise des films profondément politiques : les documentaires pamphlets avec Carole Roussopoulos, S.C.U.M. Manifesto (1976), Maso et Miso vont en bateau (1976) et Sois belle et tais-toi (1977), ou encore Pour mémoire (1987) sur l'enterrement de Simone de Beauvoir. Tous ses films dénoncent une société où la femme est aliénée – et les comédiennes réduites à jouer des archétypes. En tant qu'actrice, Delphine Seyrig fait aussi des choix politiques, travaillant avec de nombreuses cinéastes femmes. C'est l'une d'entre elles, Chantal Akerman, qui lui offre son rôle le plus fort.
Dans Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), Delphine Seyrig échappe à toute idéalisation masculine. Elle n'est pas belle, elle est mieux que ça : elle est quotidienne, terre-à-terre mais ô combien présente. Que filme Chantal Akerman ? Les travaux et les jours de Jeanne / Delphine. De face, elle pèle des pommes-de-terre ou prépare des escalopes panées. Et les plans durent, durent... La force du jeu de l'actrice est cette pure incarnation soudain privée d'artifices. C'est que la cinéaste se souvient des gestes de sa propre mère et filme les rituels les plus anodins en les parant d'un amour sacré. Il y a du fantastique, de la folie même, dans cette trop grande banalité observée si longtemps, et Delphine Seyrig la joue à ravir, cette folie, se vidant de jeu comme pour mieux gagner en aura. Elle n'est plus que ses gestes, de la danse, de la musique, un espace-temps à elle tout seule.

Delphine Seyrig meurt d'un cancer en 1990. Dans les années 1980, elle tourne peu, ne semble plus inspirer d'aussi grands cinéastes que ceux qui l'avaient filmée lors des deux décennies précédentes. C'est que finalement elle s'accorde bien avec ce temps d'expérimentation et de révolte, quelque part entre la fée glamour de Demy et la ménagère d'Akerman, entre les robes Chanel et le plus rageur des présents.

Martin


 
 
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