Serge Kaganski, Chef du service cinéma et rédacteur en chef adjoint des Inrockuptibles, a rédigé une diatribe améliepoulainophobe dans la rubrique Rebonds de Libération. Il a enfoncé le clou, après une polémique prévisible, sur le site de son journal. Nous avons aussi voulu lui répondre...
Etat critique dune critique...
Amélie Poulain serait donc une pucelle facho et son réalisateur, Jean-Pierre Jeunet, un cinéaste propagandiste à la solde du FN.
Cest ce qui ressort dun papier de Serge Kaganski , publié le jeudi 31 mai dernier sous la rubrique Rebonds du journal Libération, et dans lequel le dernier opus de Jean-Pierre Jeunet y est décrit comme un film à lesthétique figé (É) présentant une France rétrograde, ethniquement nettoyée, nauséabonde. Le Fabuleux Destin dAmélie Poulain se voit attribuer au cours de cet article une pléthore de qualificatifs (au choix !) : ultra formaliste, factice, ennuyeux, sentimentalo-passéiste, déconnecté de la réalité, populiste, démagogique, et réactionnaire. Nen jetez plus !
La réponse des journalistes et du public ne sest pas fait attendre. Le surlendemain, quatre pages dans le même quotidien laissaient libre cours à une indignation justifiée.
Petit récapitulatif. La lecture de larticle incriminé nous révèle que ce dernier est symptomatique dune forme de critique contradictoire qui construit son analyse sur une simple association didées à partir de laquelle tout film est passé à la moulinette.
Les premiers reproches visent lesthétique du film. Certes, on peut ne pas aimer le style dun réalisateur et la vision du monde quil tente de nous faire partager. Lunivers de Jean-Pierre Jeunet, comme nombre de cinéastes de sa génération, est le produit de différentes influences - la bande dessinée, la science-fiction, les films d'animation, le cinéma américain Ð qui revisitées, créer un univers des plus personnels entre onirisme et fantastique, pas très loin du jardin extraordinaire de Trénet ou du Pianocktail de Vian.
A l'image, cela se traduit par un éclectisme visuel qui emprunte à la fois au réalisme poétique français des années 30-50, aux techniques du cinéma d'animation et à la peinture. Il en résulte un style visuel à la fois high-tech et rétro. Cette combinaison est à l'origine de l'atmosphère qui se dégage de chacun de ces films : un dispositif de " mise en monde " qui se fait par des décors, des lumières, des personnages et génère une artificialité hétérogène, atemporelle mais toujours cohérente.
Pour Serge Kaganski, cette " pyrotechnique visuelle" ne fait d " Amélie Poulain quun film publicitaire de plus". Au-delà des goûts et des couleurs, cette simple réflexion tend à montrer quil reste encore des critiques qui nont toujours pas intégré les dernières influences esthétiques de la publicité, du clip et du jeu vidéo dans le cinéma. Il préfère sans doute le " séïsme esthétique " dun O Fantasma cru, réel et laid.
L'esthétique nostalgique est-elle maléfique?
La suite de larticle prétend faire la lumière sur le fond du film en associant directement son esthétique avec une idéologie dextrême droite, jusquà écrire quAmélie Poulain serait un clip idéal pour promouvoir la vision du peuple et lidée de la France dun certain démagogue de la Trinité- sur-Mer. Comprenez Jean Marie Le Pen.
Là, en effet, on touche le fond. Pour arriver à cette conclusion, Serge Kaganski part dun postulat quelque peu réducteur qui tend à faire dire au lecteur que nostalgie rime avec regard complaisant et style années 30-50 + images dEpinal = France vichyste = France collabo = Front national. Beau raccourci !
Nous sommes ici en face dun exemple dinterprétation spéculative, une méthode très répandue dans la presse culturelle française, et qui consiste à appliquer sa propre grille de lecture en prêtant à un film des intentions politiques ou sociales quil ne revendique à aucun moment. Il y a un refus manifeste daccepter une proposition artistique. La plupart du temps, ce type dexercice de haute voltige finit par ne pas parler de loeuvre mais de ce quelle devrait être. Ce nest plus une critique du film mais une critique de ce que le film nest pas ou de ce quil aurait dû ou pu être. Linterprétation du critique doit être supérieure à la vision de lartiste. Cette position du critique qui se veut l égal de lauteur critiqué date du XVIIIème siècle et de larrivée des encyclopédistes.
Pour justifier son point de vue, Serge Kaganski invoque ses propres critères esthétiques et idéologiques qui défendent une certaine vision du cinéma héritée en partie de la Nouvelle Vague. Dans son raisonnement, le 7ème Art se doit dêtre un outil de connaissance du monde, de découverte du réel et dexpérience du temps qui sécoule. En clair un cinéma proche du social. Mais rassurons-nous, Jean-Pierre Jeunet a parfaitement le droit de continuer à faire son cinéma déconnecté de la réalité bien que, de son propre aveu, Kaganski le considère comme de lanticinéma - sic!.
On aborde ici un autre symptôme de la critique, celui du petit clivage théorique du cinéma qui est enseigné en faculté : Louis Lumière contre Georges Méliès. Dun côté un cinéma proche du réalisme documentaire et de lautre, un cinéma de lartifice, de lallégorie et du fantasmagorique. Deux tendances, deux points de vue sur le monde, deux " manières " de faire du cinéma mais dont les frontières sont devenues, au fil du siècle, des plus troubles.
Ghettos, quotas, etc...
Cependant, fort de ce manichéisme décole, lauteur de larticle persiste à juger une fable avec les termes dun documentariste. Pris dans sa " logique ", on comprend alors quil ne puisse que fustiger la vision dune réalité que le film ne représente pas et dans laquelle il ne peut pas se reconnaître. Où sont les Antillais, les Maghrébins, les Turcs, les Chinois, les Pakis, etc. ? . Serge Kaganski souhaiterait-il quon en vienne à instaurer dans la production audiovisuelle française, comme cela se fait déjà aux Etats-Unis, des quotas de représentation ethnique proportionnels au nombre dindividus de chaque communauté ? Quand il insiste avec cette phrase " Où sont ceux qui vivent une sexualité différente ? ", on peut même se dire quil a une vision communautariste , caricaturale et segmentée de la population : qui dit dailleurs quHippo ou le patron de Lucien nest pas homo ? La sexualité est-elle une question dapparence ? Cette glorification des ghettos amène souvent à des raccourcis bien plus dangereux et remplis de clichés, tout aussi nuisibles pour linconscient collectif.
A un autre niveau, si lon regarde de plus près le cinéma social que ce journaliste défend, on saperçoit quil a énormément de mal à parler des différentes cultures sans faire des films ghettos où les blacks, maghrébins et homosexuels sont autre chose que des victimes. On touche ici le cÏur du dilemme : à vouloir parler de lautre dans ce qui fait sa différence sans pour autant la stigmatiser tout en la spécifiant, nombre de films soi-disant connectés au réel finissent par présenter une vision politiquement correcte des choses. Pour caricaturer, si Amélie avait été noire, pauvre, lesbienne et de préférence sans papiers, Serge Kaganski aurait certainement adoré le film de Jean-Pierre Jeunet. En attendant, on ne voit toujours pas un black tenir le rôle du méchant dans un film français de peur de se faire taxer de raciste. Après tout, la vision ethnocentriste de La vérité si je mens 2, la caricature de lhomosexualité dans Le Placard ou encore les propos asiatophobes ou germanophobes dans Taxi nont pas stimuler autant de débat que cette pauvre Amélie.
A aucun moment larticle ne tente de restituer le propos du film. Rappelons quAmélie Poulain est une fiction (et oui ce nest que du cinéma !) ; son sujet nétait pas lintégration de la communauté pakistannaise dans le XIXème arrondissement de Paris. Ni de faire une radiographie de la France telle quelle est. Et dailleurs le peut-on ? Au milieu de tous ces névrosés qui la cernent, Amélie rêve le monde au lieu de le vivre. Mais en décidant dinjecter de limaginaire dans le quotidien des gens qui lentourent, elle souvre aux autres et rentre de pleins pieds dans le monde. Et cest peut-être en situant sa quête du bonheur dans une atmosphère fabulée que le film atteint luniversel. Doù son succès.
Kaganski et la pensée unique.
Dans sa diatribe, Kaganski en oublie lhumanisme du personnage principal et confond lunivers visuellement naïf du film avec une soi-disant candeur de son propos. Le droit et le devoir de la critique revendiqués par ce journaliste existent de fait, mais encore faut-il éviter de faire un procès dintention à partir dune simple hypothèse personnelle car, passée largumentation à charge, que reste-il de son article ? Une insulte gratuite à ladresse du public et dun cinéaste sur la base dune interprétation partisane et spéculative dun de ses films. Bref, Serge Kaganski arrive presque à nous faire du révisionnisme à lenvers. Il appelle cela de la critique argumentée, il ne prouve que son intolérance vis-à-vis dune vision artistique et esthétique, son intégrisme par rapport à lArt quil est censé critiquer. Insatisfait de sa condition de simple opinion, il souhaite fabriquer lopinion en fonction de sa pensée. Il défend ou il descend. Il se pose en moraliste, en juge, en détenteur de la vérité. Ce censeur sans humour ni dérision, ne veut pas seulement modeler lopinion à son point de vue subjectif, il définit pour elle ce que les gens doivent aimer.
Légèrement fasciste, non ?
- Christophe Le Caro - Vincy Thomas