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La Polémique
Interview de Michel Ciment
PORTRAIT

Grand nom de la critique, connu bien au-delà des frontières de la France, Michel Ciment est autant salué pour son travail de journaliste (il a notamment collaboré au Monde et à l'Express, ainsi qu'à des revues étrangères), que pour la qualité des ouvrages qu'il a consacrés au cinéma (son "Stanley Kubrick" est une référence). Grand prêtre de la revue Positif, il fait aussi partie des animateurs de l'émission radiophonique culte, Le masque et la plume. Il y inventa la fameuse expression du "triangle des Bermudes", qui désignait trois journaux extrêmement périlleux pour les cinéastes français: Les Cahiers du cinéma, Le Monde et Libération (il ajoute aujourd'hui Les Inrockuptibles). En 1997, il dirige " La critique de cinéma en France ", paru aux éditions Ramsay Cinéma.

Interview par Mathilde Lorit.
(c) 2000 L'Association Ecran Noir le ciné-zine de vos nuits blanches.

titres de journaux
    ENTREVUE

    Que pensez-vous de la polémique née de la lettre de Patrice Leconte ? Ce débat est-il démodé ou mérite-t-il au contraire qu'on y revienne aujourd'hui ?
    C'est un débat qui ne me surprend pas, puisque - je le dis sans vanité - j'ai moi-même commencé il y a trois ou quatre ans à faire l'analyse de la critique actuelle. J'avais constaté qu'il y avait en France, depuis quelques années, une disparition progressive d'une vraie critique de cinéma, c'est-à-dire des journaux qui proposent des analyses fouillées et qui accordent un véritable espace à leurs critiques et non pas de simples notules; quant à la critique de qualité, faite par des gens qui connaissent le cinéma , qui écrivent bien et qui ont beaucoup d'espace pour s'exprimer, ce qui encore une fois est rarissime aujourd'hui en France, elle se concentrait essentiellement, en dehors de Télérama, dans Libération, Le Monde et Les Inrockuptibles. Ce qui me chagrinait et m'inquiétait, c'était de voir que cette critique avait quasiment la même opinion, les mêmes parti pris, les mêmes metteurs en scène favoris, les mêmes préjugés à l'égard d'autres cinématographies, etc... Il ne reste plus qu'une alternative : la promotion, dans la majorité des journaux, et une opinion unique de la vraie critique. Cela laisse très peu de place pour un véritable débat critique, c'est dommage.

    Comment expliquez-vous cette évolution ?
    La plupart des metteurs en scène qui sont bien vus sont issus des Cahiers du cinéma, comme Olivier Assayas ou André Téchiné... C'est toute une famille qui a droit à une grande indulgence, d'autant plus que les Cahiers du Cinéma ont essaimé dans de nombreux journaux : Jean-Marc Lalanne est passé à Libération alors qu'il était aux Cahiers, Serge Daney a commencé la rubrique cinéma de Libération alors qu'il était rédacteur en chef des Cahiers, Jean-François Roger, qui écrit dans les Cahiers, est responsable d'une page télévision dans Le Monde quand il n'écrit pas dans les Inrockuptibles, Samuel Blumenfeld était aux Inrockuptibles, il écrit maintenant dans Le Monde et Vincent Ostria, un ancien des Cahiers, écrit aujourd'hui dans les Inrocks... sans compter que Le Monde est propriétaire des Cahiers du cinéma et partenaire des Inrockuptibles, en particulier pour le supplément Aden, qui échappe miraculeusement à la pensée unique grâce à l'indépendance d'un seul homme : Philippe Plazzo. Tout cela crée une sorte de galaxie aux opinions tranchées : en août, les Inrockuptibles avaient annoncé, sans les avoir vus, les films de la rentrée qui leur donnaient envie de changer de métier... Il y a des réseaux, il y en a toujours eu, mais avant il s'agissait de réseaux de droite, de gauche ou communiste, ça se complétait, et puis il y avait beaucoup plus de tribunes...
    Aujourd'hui, la concentration des mêmes opinions dans quelques titres est étouffante. Je crois d'autre part que la critique a le sentiment aujourd'hui qu'elle n'est pas écoutée et qu'elle peut donc faire n'importe quoi parce qu'elle n'a pas de compte à rendre. Nous sommes aussi dans une époque hyper-médiatique, les gens veulent se mettre en valeur : le critique devient une sorte de superstar, il essaie, par ses bons mots, d'attirer l'attention sur lui, de se faire mousser. Si vous faites une critique analytique avec des arguements nuancés, vous ne vous mettez pas en valeur de la même façon que si vous dites qu'Alain Resnais est sénile...Les gens ne lisent plus, ils sont formés à la télé, qui réduit les choses à quelques formules. Ce qu'il y a de terrible, c'est que la presse finit par se prêter à cet effet télé : le coup de poing, le choc.

    Vous rejoignez donc Patrice Leconte dans sa critique des partis pris ?
    Oui, mais pas seulement. Je constatais aussi depuis presque dix ans des articles d'une violence incroyable, des jeux de mots faciles, des attaques personnelles, sur le physique des acteurs, sur leur cellulite, sur leur " aspect bovin ", sur leurs " gros culs ", etc....
    Cela me paraissait vraiment choquant, et plus relever de la presse d'extrême droite des années 30 que de la véritable analyse de film. Dans le même esprit, mais de façon plus polie, plus civilisée, puisque Le Monde est un journal civilisé, je trouvais dans ce quotidien des articles reprochant à Jean Becker d'avoir fait un film pétainiste, à Philippe Harel de se mépriser ou au réalisateur de " Baril de poudre ", un résistant à Milosevic, d'avoir fait avec ses personnages ce que Milosevic fait avec les Kosovars ou les Bosniaques...
    Tout cela me paraît dépasser le cadre de la critique de cinéma, être même de l'ordre de la diffamation ; j'avais donc un peu tiré le signal d'alarme. La réaction de Patrice Leconte, qui était d'ailleurs à usage interne, ne m'a donc pas du tout surpris . Devant des phrases comme " Glenn Close ressemble à une vache suisse au bord de la ménopause ", il n'est pas étonnant que je ne sois pas le seul à m'indigner. Je ne vois pas pourquoi Michel Ciment serait la seule personne en France à s'indigner des traitements insultants et misogynes infligés à des actrices...

    Est-ce vraiment un phénomène nouveau ? Les Cahiers du cinéma et Positif pouvaient également se montrer très agressifs, notamment pendant la " guerre des revues "...
    Sur le physique des gens, je ne crois pas... en plus, c'était de l'ordre d'une guerre des revues, c'est-à-dire de chapelles qui, dans les années 50, vendaient 2500 exemplaires pour Positif et 5000 pour les Cahiers du cinéma.
    Positif pouvait se permettre de dire qu' Hitchcock ne valait rien et Les Cahiers que Huston était très mauvais. Quand vous écrivez pour un journal qui publie à 5000 exemplaires, ça n'a pas le même sens que quand vous écrivez dans un journal comme Le Monde, qui est lu par deux millions de lecteurs. La responsabilité n'est pas la même... Je pense que les partis-pris sont très sains dans les petites revues, notamment pour provoquer des débats et parce que les lecteurs sont très au courant. Mais quand vous êtes secrétaire , directeur de banque ou instituteur et que vous ouvrez le journal pour savoir ce qu'il faut aller voir et qu'on vous dit que Tavernier, c'est nul, que Patrice Leconte, c'est nul... c'est beaucoup plus grave : c'est comme si la marge était devenu le centre. Je pourrais citer Truffaut qui a dit un jour : " le rôle des Cahiers du cinéma c'est de démontrer pourquoi Z de Costa Gavras n'est pas un grand film et pourquoi c'est un film limité, et le rôle de l'Observateur c'est de dire à ses lecteurs qu'il faut aller voir Z ", parce que détourner les gens d'un film sur le fascisme, qui n'est pas un mauvais film, ce n'est pas au Monde ou à Libération de le faire, comme ils l'ont fait pour le film de Francesco Rosi.
    La Trêve a été ovationné au festival de Montpellier et littéralement tué par ces journaux parce que Rosi n'est plus à la mode pour ces gens là et qu'il faut donc l'assassiner. C'est la même chose pour La maladie de Sachs qui a été éxécuté le mercredi à 14 heures. Mais je ne pense pas qu'un lecteur moyen du Monde qui va voir La maladie de Sachs se sente volé.... Cette conjonction avec les cinéastes qu'on aime , ceux qu'on déteste, et qui sont presque toujours les mêmes, ça crée de la part d'un certain nombre d'artistes un sentiment de révolte qui a éclatéé dans le texte de Patrice Leconte. En plus, le public finit par ne plus croire à cette critique parce qu'il la trouve de parti pris, agressive, il s'en détourne donc. Et ça profite malheureusement à la promotion et à la distribution.

    Pour autant, est-ce que ce n'est pas aller très loin que de proposer, comme le fait le texte de l'ARP, qu'aucune critique négative d'un film ne soit publiée avant le week-end qui suit sa sortie en salle?
    Le texte ne dit pas exactement cela : il propose qu'aucune critique négative d'un film ne paraisse avant le mercredi et il souhaite qu'elle paraisse après le week-end qui suit sa sortie. Je ne suis pas d'accord avec la deuxième proposition, je pense que la critique doit paraître, dans les quotidiens, le jour de sortie du film. Mais il est vrai que publier dans Studio ou dans Première, comme le dit le texte, des assassinats ou des critiques très dures trois semaines avant la sortie d'un film, ca ne peut qu'influer sur le jugement des lecteurs. Et je ne vois pas l'intérêt, quand un jeune cinéaste s'est décarcassé pour faire son premier film, de l'exécuter en place publique trois semaines avant sa sortie... ce qui ne se passe jamais en littérature ou en art. Je n'ai jamais vu un roman éreinté trois semaines avant qu'il ne sorte. C'est la même chose pour les critiques d'art, qui sont pourtant invités à une exposition quinze jours avant son ouverture au public : je n'ai jamais lu un article disant " dans 15 jours va s'ouvrir au Louvre une exposition nulle " ! A Positif, quand nous aimons un film, nous en parlons une semaine ou quinze jours avant sa sortie, puisque nous sommes un mensuel, mais quand nous n'aimons pas un film, nous réservons l'éreintement pour le numéro suivant, en lui laissant sa chance. Nos lecteurs auront toujours leur opinion sur les films.

    Il faudrait donc que ce code moral s'applique à tous les journaux ?
    Ca devrait aller de soi... S'il y avait un minimum d'éducation, il n'y aurait même pas à établir un code. D'ailleurs, le code, c'est le rédacteur en chef. Sa responsabilité, c'est de lire le journal qu'il publie et quand il lit des choses insultantes, de dire " c'est terminé, ça ne passe pas "... Le rédacteur en chef a une position plus objective, il n'obéit pas au mêmes pulsions. Il n'est pas obligé d'être animé par une misogynie crapuleuse, il peut donc dire non.

    Faudrait-il éviter, comme certains le proposent, de parler de tous les films qui sortent, en réservant les critiques aux oeuvres jugées intéressantes?
    Je trouve que ce serait d'une extrême lâcheté... L'analyse d'un mauvais film peut être extrêmement intéressante, elle peut même servir un metteur en scène: Claude Chabrol a dit qu'il avait lu dans Positif une critique extrêmement élaborée de La décade prodigieuse, faite par Jacques Demeure et que c'est à la lecture de cette analyse très circonstanciée qu'il a compris pourquoi son film ne fonctionnait pas, pourquoi le film n'était pas réussi... Cela fait 35 ans que je fais de la critique, mais je ne veux pas la peau des gens. On sent parfois une sorte de plaisir à démolir. Quand je suis négatif, je le fais avec regret, mais c'est l'honnêteté du critique de le dire. Si un critique n'écrit que sur les films qu'il aime, le lecteur va avoir l'impression que tous les films sont bons, je ne suis pas du tout d'accord avec ça. Mais je ne comprends pas que Jean Michel Frodon, dans un article du Monde, dise qu'il existe d'une part des gens comme Straub et Kubrick, qu'il appelle de vrais artistes, et d'autre part des " marchands de posters ", qui font des films populaires, et qu'en même temps, le même Jean-Michel Frodon adore Le cinquième Elément, Astérix et Jeanne d'Arc.... Est-ce que le poster à 600 millions de francs n'est plus un poster parce que les enjeux économiques sont énormes, et qu'à ce moment là il faut défendre le cinéma populaire français dans ses très grosses productions ?
    Cela me paraît très discutable comme position...

    Que répondez-vous à Libération qui défend la tradition d'insolence de son quotidien ?
    Je lis énormément de journaux étrangers, je n'ai jamais lu dans aucun de ces journaux des articles de ce type, jamais... Tous les étrangers qui sont à Cannes sont effarés de ce type d'insolence. Vous savez, m'attaquer au Monde me coûte cher : Positif n'est jamais cité dans Le Monde, et rarement dans Libération, et nous n'avons pas de budget publicitaire, alors ça me coûte cher et ça me paraît beaucoup plus insolent que d'attaquer un cinéaste, qui est un homme seul. Je ne vois pas pourquoi on n'attaque jamais les institutions puissantes, le directeur du CNC, le directeur de Gaumont, le ministre de la Culture....
    Attaquer les artistes, c'est quand même ce qu'il y a de plus facile : l'artiste est un solitaire, un être sensible, qui a du mal à vivre. Mais jamais on ne dirige ses flêches contre un puissant. On se contente de rester du côté du pouvoir, qu'il soit intellectuel ou économique. C'est comme cela que Le Monde peut à la fois défendre des cinéastes comme Kiarostami et faire l'éloge des multiplexes, un système qui étouffe justement ces cinéastes.

    Vous avez dit qu'un critique devait réunir cinq qualités : l'information, l'analyse, le style, l'évaluation et l'enthousisme. C'est toujours valable aujourd'hui ?
    Absolument ! Je dis bien que personne n'a toutes ses qualités en même temps, mais c'est ce vers quoi nous devons tendre. Cela ne veut pas dire que le critique soit un partenaire du cinéaste ou son attaché de presse, mais il peut entamer un dialogue avec lui, et il doit surtout le respecter .

    Il y a donc une nécessaire remise en question de la critique?
    Oui, même si je ne suis pas d'accord avec le texte de l'ARP, mais encore une fois, c'est une méthode étrange que de publier un texte inachevé, non encore signé. Le Monde a volé ce texte, l'a détourné et l'a publié pour couper l'herbe sous le pied à l'ARP, qui voulait encore une semaine de réflexion.
    De quel droit publie-t-on un texte qui ne vous a pas été communiqué ? Ce n'est pas ma conception du journalisme.... On me dit "tu attaques ta propre corporation", mais depuis quand n'y aurait-il plus de débat public interne à une corporation ? Je suis paysan mais je suis solidaire du paysan qui vend de la vache folle ; je suis flic mais je suis solidaire du flic qui tabasse dans un commissariat... Ca n'a pas de sens, depuis quand n'a-t-on plus le droit d'ouvrir un débat à l'intérieur de la critique ?
    D'autant que je n'invente rien... Kaganski (rédacteur en chef de la rubrique cinématographique des Inrockuptibles) me dit que je pratique la délation.... je suis effondré. On emploie des mots qui n'ont aucun sens. Je crois qu'aujourd'hui, les gens sont sensibles au consensus ; les rapports sont de plus en plus violents et ça rassure qu'il y ait un consensus autour de la critique. Eh bien, il ne faut pas compter sur moi pour participer à ce consensus....


(C) Ecran Noir 1996-2000