(c) Ecran Noir 96 - 24 |
|
|
|
|
|
|
|
|
Toujours un peu angoissé Leconte. Quelques heures avant la première projection publique (et en plein air) de Dogora, son dernier film, il s'inquiète du temps qu'il fera : orage, pluie, mousson alpine... Il ne faudrait pas que les gens sortent leur parapluie! Outre ce petit tracas, l'homme est charmant, comme à son habitude, en verve, évidemment, et souriant. Il parle spontanément, sans langue de bois, avec l'enthousiasme des gamins. On ne se doute pas qu'il va enchaîner avec une mise en scène de théâtre à Paris, la suite des Bronzés et peut-être un film aux USA. |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
EN: Je vous assure que ça va bien se passer...
PL : Vous dîtes ça pour être gentil...
EN : Et j'ai en plus le musicien (Etienne Perruchon, nda)!
PL : Oui et c'est pas plus cher!
EN : Comment l'idée vous est venue?
PL : Bah justement, par lui.
EN : En écoutant la musique? Je m'en doutais!
PL : Mais oui, bien sûr. En fait, oui et non. Voilà, on s'est rencontré par hasard au théâtre. Je suis venu le voir et je lui ai dit : "J'ai beaucoup aimé la musique que vous avez faîte pour la scène, ce soir." Lui me dit : "Ca me fait plaisir, moi j'aime beaucoup vos films." Bref, échange de propos amicaux. Puis Etienne me dit : "Ecoutez, si vous aimez ma musique, je peux me permettre de vous envoyer d'autres choses que j'ai composé?" "Oh oui oui oui! J'aimerai beaucoup." Parce que moi je ne connaissais pas de cet homme. Si c'était un musicien de cinéma qui avait fait 20 films, je pourrai dire :"Je connais votre filmographie, mon vieux." Mais comme il n'a pas fait de cinéma, qu'il a composé toute sa vie des oeuvres, des musiques pour des feux d'artifice, pour des commémorations, ... Et donc il m'envoie quelques jours plus tard un petit paquet avec différents CD, des trucs qui me plaisent beaucoup bien sûr. Mais surtout Dogora, qui à cette époque ne durait que 25 minutes. Dogora m'a transporté, vraiment. Je l'ai écouté du matin au soir. Je n'arrêtai pas de l'écouter.
EN : C'est en effet une musique qui transporte. Elle me fait penser à un chant de révolution russe. Et pourtant vous y avez calqué des images du Cambodge. Et le Cambodge d'aujourd'hui, en plus.
PL : Oui, je ne me suis pas fié aux images, genre réalisme soviétique, je ne me suis pas fié à ces éventuelles images. je me suis fié simplement aux émotions que transmettaient cette musique là. Et ces émotions, d'un seul coup, n'étaient plus d'Europe centrale, elles étaient dans le sentiment de ce que je ressentais en écoutant cette musique. Et quand je m'amuse à dire que si je devais faire un jour - il n'y a pas de projets de ce genre - un film en Argentine, je ne mettrai pas de tango! A partir de cette musique là, je ne savais pas ce que j'allais en faire. Etienne me l'a donnée et je ne savais pas quelles images ni quel film pouvaient s'y coller. Et c'est au cours d'un voyage au Cambodge que j'ai ressenti des émotions très fortes, aussi, qui étaient d'un tout autre ordre. J'ai eu envie de faire se rencontrer, non pas des contraires, mais des choses n'étaient pas faîtes pour cohabiter : cette musique du genre Europe centrale et ce pays tout à fait différent.
EN : Il y a beaucoup d'enfants dans votre film...
PL : Les gens, en général, l'humain, me touchent énormément.
EN : Ce n'est pas non plus une vision édulcorée du Cambodge : la famille royale, les beaux hôtels, Angkor...
PL : Ah non! Si je m'étais servi de la musique d'Etienne pour faire un tourniquet de cartes postales, il aurait pu me casser la gueule et il aurait eu raison! (Etienne Perruchon sourit et acquiesce)
EN: Il a l'air pas l'air violent comme ça...
PL : Il l'aurait fait! Il aurait dit : "Tu t'es foutu de moi; t'as pris ma musique pour faire des cartes postales."
EN : Ca reste esthétique...
PL : Esthétique, oui. Parce que j'ai fait un film de cinéaste, pas de grand reporter ou de documentariste. J'aime organiser le cadre, les images, la lumière. les visages, les regards, la musique, les sons : faire un film, quoi.
EN : Et ça vous a apporté quoi, en tant que cinéaste?
PL : Un sentiment paradoxal de liberté. Paradoxal, parce que je bénéficiais d'une liberté totale. Et autant tout m'échappait. Quand vous organisez la fiction, vous l'organisez. Et vous décidez si la soucoupe elle est là ou si elle est ailleurs, non pas la blanche, mais la bleue. Sur un film comme Dogora, vous êtes à la merci de ce qui se passe pour de vrai, à la merci de la vraie vie. Et comme le film ne raconte que ça : le sentiment de la vie, que la vie est la plus forte, quoiqu'il arrive, on ne peut être qu'à l'écoute de ce qui se passe, et que ça ne se passe jamais pour vous. Quand vous organisez la fiction, c'est vous qui tirez les ficelles. Les acteurs ne sont pas des marionnettes mais c'est quand même vous qui tirez les ficelles.
EN : Vous avez beaucoup "dérusher"?
PL : Pas tant que ça. Le film est court, il fait une heure vingt.
EN : La partition fait un peu mois, je crois?
Etienne Perruchon : Oui c'est ça, 70, 75 minutes...
PL : On est revenu du Cambodge avec, à peu près, 50 heures... Et 50 heures ce n'est pas pléthorique. Mais je savais assez précisément ce que je voulais tourner.
EN : Même la chronologie des images, son ordre?
PL : L'ordre c'était l'ordre de la musique. La suite musicale d'Etienne fait 21 morceaux, de durée différente. Etienne m'a dit : " Tu peux changer l'ordre si tu veux." "Jamais! Jamais je ne changerai l'ordre!" Au moins ça c'est précis.
EP : il faut préciser que tout cela n'aurait pas pu se faire sans Joëlle Hache, la monteuse du film...
PL : Sans elle, je ne suis rien.
EP : C'est grâce à elle que les images cohabitent si bien avec la musique.
EN : Oui ça se sent.
EP : Au début on s'appelait tous les jours, mais je comprenais bien que ça ne servait à rien. Il ne fallait pas que je sois au montage. Pour dire quoi? Pour faire quoi? Mais elle me le confirmait à chaque fois : il a vraiment associer les images au montage. Elle m'expliquait : "Il y a les claps, enfin les annonces du type morceau 14, on tourne!" J'étais halluciné. Il a vraiment tourné le film avec la musique dans les oreilles...
PL : C'était mon scénario. Un scénario musical.
EN : Il y a de grands cinéastes qui ont mis en scène des opéras : Atom Egoyan, Chen Kaige...
PL : Oui, voilà, par exemple. D'une certaine manière c'est une forme d'opéra non narratif. Il y a 21 morceaux musicaux. Quand je suis venu du Cambodge, j'ai tout enregistré dans ma tête . Quand j'ai travaillé tranquillement dans mon bureau à Paris, avec les 21 morceaux d'Etienne, je me suis souvenu de tout ce que j'avais vu. "Alors voilà musique 12, je vais mettre tel genre d'images. Avec la 13, je vais mettre telles autres." Et j'ai pu tourner non pas au petit bonheur la chance, le nez au vent, mais j'ai pu tourner en pensant "aujourd'hui, on travaille pour la musique 12."
#
EN : Votre film m'a fait penser à Fantasia, en fait.
PL : Ah, ça me touche beaucoup ça. Si si, ça me plaît...
EN : Dans l'esprit, cette adéquation entre l'image et la musique...
EP : C'est la première fois que quelqu'un le dit. Effectivement, ce n'est pas faux.
PL : Parce qu'il y a dans Fantasia, comme souvent dans les Walt Disney, les vieux hein, ceux qu'on a adoré, il y a un rapport tellement étroit avec la musique, tellement synchrone. On a l'impression que les gens respirent, qu'une mouche éternue, lève le doigt, se gratte l'oeil, en musique! Fantasia c'est ça. Oui c'est marrant comme référence.
EN : Comment vous allez le "vendre" ce film? Hormis ce soir, qui est une présentation grand publique...
PL : sous la pluie...
EN : Bon d'accord, sous la pluie, les orages...
PL : Ce n'est pas facile de vendre ce film. Il échappe aux critères habituels. On ne peut pas le résumer, on ne peut pas le raconter. C'est l'histoire de. Ce n'est pas commode de dire : "bah, venez, faut le voir pour le croire, je ne peux pas vous le raconter..." C'est dur de communiquer un sentiment, une émotion, avant le film. Ce que je me dis c'est qu'il a, je crois, des vrais vertus populaires ce film, parce qu'il n'est pas du tout élitiste, intellectuel. Il parle au coeur.De toute façon, il n'a pas été fait avec intelligence...
EN : Toujours votre faculté à l'auto-dérision.
PL : Non je suis très sincère! Je vais comme un âne qui trotte. Je me laisse aller comme un bouchon de liège pour suivre le cours de mes sentiments. Je suis vraiment un sentimental. Et si on se refuse d'être un sentimental, alors on freine partout et on n'a jamais la larme à l'oeil, c'est dommage.
EN : Voilà la critique parisienne habillée pour l'hiver...
PL : Une grosse partie, oui. Mais j'ai pas fait ce film pour être utile parce que je crois qu'il est plus populaire que ça. Et puis, peut-être que, on vit une époque assez troublée... C'est le hasard mais je sens, non pas un besoin de ce film, mais un retour à ce genre de films. Il n'y en a pas eu beaucoup des films comme ça. Il y a les films de Godfrey Reggio, Koyaqatsi, Powaqatsi... je sais plus comment ils s'appellent. (Koyaanisqatsi, Powaqqatsi, Anima Mundi, Naqoyqatsi, nda)
EN : On se souvient davantage des musiques de Philip Glass que des titres compliqués des films.
PL : Dieu c'est que je les aie écoutées les musiques de Philip Glass. Il y a ces films là, il y a aussi un film qui s'appelait Baraka (de Ron Fricke, nda), qui était un peu du même acabit, il y a Dogora... Il y a très peu de films de cette mouvance-là. Mais moi je crois que ces films peuvent trouver leur place aujourd'hui. On est un peu saturé d'images, de fictions, de violence aussi. On a peut-être besoin d'un peu de poésie humaniste, proche de la vraie vie. On en a peut-être soupé des effets spéciaux, non? Ce film parle directement aux gens. Sans intermédiaire, sans artifice, sans fanfreluches non plus. C'est pas commun.
EN : Vous revalorisez un métier en train de se battre pour exister en France, c'est le compositeur de musique de films.
PL : En l'occurrence, oui.
EP : Oui, on souffre beaucoup. Enfin, en France, en tout cas, c'est très compliqué. On arrive toujours après, une fois qu'il n'y a plus d'argent.
PL : C'est pas vrai...
EN : C'est souvent le cas.
EP : Oui. Même si ça dépend comment on travaille, avec qui on travaille... Mais là c'est tellement particulier. Je suis un privilégié, un chanceux. Ce n'est plus de la musique de films, c'est un film sur de la musique. Peut-être que ça va donner le goût à d'autres productions, d'autres réalisateurs de s'intéresser un peu à ce pouvoir de la musique, qui soit un peu plus subtil, un peu plus intelligent que dans la plupart de leurs films. Pas simplement comme un ingrédient qui pourrait faire dire ce qu'ils n'ont pas réussit à dire.
PL : Et quand un film existe et qu'il y a une musique, on dit qu'on peut trouver la bande son... On peut trouver la bande musicale à la FNAC, et bien là on peut trouver la bande image de la musique originale de Perruchon dans les salles.
EN : Parlons-en : impossible de trouver la magnifique trame sonore de La fille sur le pont. là on vous en veut!
PL : Non mais je vais vous expliquer. En deux mots. C'est un patchwork invraisemblable de pleins de musiques existantes, de plusieurs sources, que j'ai acheté, écouté, mis, calé... Je me suis amusé. J'ai fais un patchwork. Après à la production, quand il a fallu qu'ils dealent, comme on dit, les droits de musiques du fin fond de la Turquie, d'ailleurs... Enfin bon finalement c'était un merdier noir. Mais ils ont réussit, pour le film. Mais c'était impossible pour le disque. Mais on me l'a beaucoup dit...
EN : Je peux vous le confirmer. Je reçois énormément de e-mails à ce sujet.
PL : Mais j'en ai quelques exemplaires chez moi... Parce que les Japonais, qui sont sans foi ni loi, ont édité une BOF. (rires d'Etienne Perruchon). Ils s'en foutent, eux, des droits. Il y a une édition Japonaise, un peu sous le manteau...
(Là une négociation secrète qu'on ne peut pas divulguer, même au lecteur d'Ecran Noir, se met en place, puis nous reparlons du temps de ce soir...)
EN : Je sais que vous êtes très angoissé, mais tout va très bien se passer ce soir.
PL : Non mais extérieurement je suis très souriant. Mais intérieurement ... Non mais ce soir c'est la première projection. Déjà de passer ce film, même dans des conditions somptueuses, devant 6000 personnes, même si j'ai confiance dans le film, je me dis : "on sait jamais, et si il y en a 3000 qui partent en cours de projection!" On a l'air de quoi? C'est affreux. Même s'il y en a 3000 qui restent. Je voudrai qu'ils restent tous pendant une heure vingt et qu'ils aiment ça.
EN : Ils ne s'en iront pas, il y a le Matt Damon après.
PL, EP, l'attaché de presse : (tout le monde rit)
PL : OK, merci, au revoir! A 11 heures? Oh super!
EN : Les places étant rares, ils vont rester. Ils vont se faire une double projos. C'est LA soirée où on peut se le permettre: début de week end, deux belles avant premières...
PL : Ah oui, parce que s'ils arrivent à 11 heures, ils n'ont plus de places ... Donc ils voient notre court métrage d'abord! C'est très bien!
propos recueillis par vincy, août 2004, locarno
vincy
|
|
|
|
|
|
|
|