(c) Ecran Noir 96 - 24 |
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Ecran Noir : Comment est né le film ?
Rohena Gera : J’ai lutté avec ce sujet toute ma vie : la question des classes. En Inde, il n’y a pas besoin d’être très aisé pour avoir les moyens de se payer une femme de ménage, ou quelqu’un qui vient travailler à la maison. On les paye très peu, alors ce n’est pas grand chose. J’ai grandi avec une femme qui s’occupait de la maison. J’étais très proche d’elle quand j’étais petite, mais je sentais que même si elle vivait avec nous, elle était malgré tout à part. C’était compliqué pour la petite fille que j’étais. Je ne savais pas comment gérer mes émotions, je culpabilisais car j’avais conscience d’être privilégiée. Mais à 6 ou 8 ans, que peut-on faire ? Ensuite, je suis partie étudier aux Etats-Unis, et quand je suis revenue, c’était encore plus flagrant ! Mais on vit comme ça en Inde… C’est délicat de dire aux gens comment vivre, surtout quand on revient de l’étranger ! Alors j’ai observé comment ça se passait. Et ce que je trouve très beau dans ces relations, c'est que c’est à la fois très intime et très distant. Finalement, pour aborder ce sujet qui m’a dérangée toute ma vie, j’ai choisi de le traiter sous la forme d’une histoire d’amour, en rendant les deux personnages égaux. Le problème, c’est le système, pas les personnes. Je ne voulais juger personne. Dans une histoire d’amour, chacun se donne vraiment la peine de voir le monde du point de vue de l’autre, et de cette manière, je crois que l’on peut changer les choses.
EN : A quel moment de votre parcours ce film arrive-t-il ?
RG : J’étais scénariste pendant longtemps en Inde. J’ai fait des films Bollywood, j’ai fait de la télé… Bon, ce n’était pas vraiment mon truc, mais j’aimais bien le côté grand public, l’idée de m’adresser au plus grand nombre. Après avoir écrit le scénario de Monsieur, je n’ai pas trouvé le réalisateur à qui je pouvais confier cette histoire qui me tenait tant à cœur, alors j’ai décidé de le réaliser moi-même ! J’ai réalisé un documentaire pour commencer (What’s Love Got to Do with It). Il parle des gens qui font le choix d’un mariage arrangé. On croit que si les gens ont le choix, ils vont tous faire comme dans les films : ils vont attendre l’amour. Mais pas du tout. Ça m’intéressait de comprendre pourquoi certains prennent une autre voie. Après ce documentaire, que j’ai auto-produit, je me suis mise à écrire Monsieur.
EN : C’était plus facile pour un long métrage de fiction, notamment en matière de production ?
RG : Non, c’était toujours aussi compliqué parce que j’ai fait exactement ce que je voulais faire, sans compromis. Je ne voulais pas choisir les stars de Bollywood pour jouer les rôles principaux, par exemple. Déjà, ça aurait été compliqué de les avoir, mais en plus ça ne m’aurait pas paru authentique. Mais en Inde, il faut avoir un acteur ou une actrice connue, parce qu’il faut que les films marchent. Ou alors ce sont des films à tout petits budgets. Moi j’ai fait une coproduction. J’ai réussi à obtenir de l’argent privé, en dehors du financement du cinéma indien. Le film est très indépendant. Il n’y a pas de studio indien. Le producteur, c’est mon mari. On ne voulait pas d’intervention extérieure, que les gens commencent à nous dire ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. On s’est juste dit qu’on allait faire le film dans ces conditions, et on ne savait pas qu’il allait avoir une vie comme ça !
EN : Et est-ce que c’était compliqué d’aborder ces questions de classe, vis-à-vis de la société indienne ?
RG : Pas vraiment, parce que ce n’est pas un sujet frontalement politique. Mais je ne sais pas encore comment le film sera accueilli par les Indiens, si certains ne vont pas le rejeter parce qu’il est trop proche de leur réalité par exemple… L’effet miroir peut être très inconfortable. Dans le passé, il y a eu des films bollywoodiens où le chauffeur avait une histoire d’amour avec la fille d’un homme très riche, par exemple, mais ça se passe dans un monde tellement irréel, tellement fantasmé, que cela ne menace pas la réalité des spectateurs, cela ne remet pas vraiment en question la manière dont ils vivent. Mais je pense que c’est important, parfois, de mettre mal à l’aise, quand il y a un problème. C’est comme ça que l’on peut commencer à se regarder et à se parler. Une fois encore, sans juger personne, parce que moi aussi je fais partie de ce système. Donc j’attends de voir comment ça se passera lorsque le film sortira en Inde, début 2019. Mais je fais confiance aux spectateurs. Je pense que la jeune génération est prête à aborder ce sujet.
EN : En plus de la différence de classe sociale, Ratna souffre du fait d’être une femme, et des contraintes supplémentaires que cela implique.
RG : Etre une femme en Inde n’est pas aisé, mais dans le film, le plus gros carcan vient de la différence de classe. Si on inversait l’histoire, si c’était un domestique masculin avec une jeune femme de la bonne société, l’impossibilité resterait la même. Ce serait même peut-être pire. On a une tradition de Pretty woman, un homme peut « sauver » une femme, mais dans l’autre sens, c’est plus atypique. Pour moi, ce qui est intéressant chez les femmes en Inde, c’est leur optimisme et leur dynamisme. Elles ne laissent pas les circonstances définir leur vie. Elles ne se voient jamais comme des victimes. En Inde, on accepte l’idée qu’on est né là où on est né. Dans le film, Ratna ne perd pas sa dignité. Elle est dynamique, motivée. Elle garde à chaque instant son rêve en tête.
EN : On retrouve malgré tout dans le film des questions prégnantes liées à la place des femmes. Notamment le fait qu’elle n’ait pas pu finir ses études.
RG : Bien sûr. Elle est veuve, aussi. Il y a cette idée qu’une femme veuve ne peut pas se remarier. Dans les campagnes, mais aussi en ville, dans des milieux aisés. Dans toutes les classes sociales, il y a un contrôle sur les femmes, sur leur sexualité. La société demeure très patriarcale. J’ai abordé tous les sujets, mais le plus subtilement possible. Je ne voulais pas trop en faire car Ratna n’est pas une victime. Elle ne baisse pas les bras. Je dirais presque que c’est même elle qui le sauve, lui. Elle l’amène à penser différemment. Elle est forte malgré ses problèmes.
EN : C’était important de finir le film sur une tonalité optimiste ?
RG : Moi je veux être optimiste. Quand j’écrivais le scénario, j’ai vraiment réfléchi à toutes les fins possibles. Je veux croire que l’on peut changer les choses. Je ne peux pas accepter que ce soit comme ça, et c’est tout. Je n’arrivais pas à faire une fin complètement déprimante. C’est important pour moi de croire en la capacité des êtres humains à changer les choses. Ce n’était pas pour faire un feel good movie à tout prix bien sûr, j’ai vraiment tout essayé à l’écriture. Je crois que cette fin est la plus authentique pour les deux personnages.
EN : Quels ont été vos choix formels ?
RG : Il y a beaucoup de choses qui étaient très claires dès le scénario, parce que je suis scénariste à la base. Ça a été très facile avec le chef opérateur Dominique Colin, il voyait exactement ce que je voulais. On a tourné dans un véritable appartement dont on a allongé le couloir, car je voulais un très long couloir. La chef déco a ajouté des murs, repeint, joué avec les cloisons qui avaient une grande signification dans le film. Je voulais un monde réel, mais plus beau, plus intense. Avec les comédiens, on a fait des workshops et on a essayé de tourner assez chronologiquement. C’était important car la relation entre eux et les changements d’émotion étaient tellement subtils ! C’était aussi très important qu’on sente la ville, qu’elle soit présente physiquement, qu’on l’entende.
MpM
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